La photographie de guerre, depuis la guerre civile espagnole jusqu’à la première guerre du golfe.
Par : Alain Rio
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Dans un article paru dans l’édition du « Monde » du 20 février 1991, Michel GUERRIN constatait amèrement que « le meilleur photographe de la guerre du Golfe s’appelle CNN. » et que « A faible qualité d’image répond la force de l’émotion ». Il regrettait aussi que la censure et la concurrence déloyale des grandes chaînes de télévision se traduisaient par une récolte d’images bien faible en qualité… voire insignifiante !
Comment en était-on arrivé là, alors que la guerre civile d’Espagne de 1936 avait fait rentrer le reportage de guerre dans un cycle d’une grande richesse documentaire, offrant aux photographes la possibilité, voire la mission, de couvrir les conflits avec la plus grande liberté et au public de s’émouvoir et de réagir au point d’influer finalement directement sur le cours de la vie politique et diplomatique internationale ?
D’une manière très résumée et volontairement réductrice, on pourrait condenser la période allant de 1936 à 1991 en quelques mots simples : grandeur et décadence de la photographie de guerre !
Pour que la photographie de guerre existe, il faut deux ingrédients essentiels : la guerre et ceux, tous ceux, qui y sont impliqués directement ou indirectement, photographes compris évidemment. Si on ne peut réalistement compter sur la disparition du premier ingrédient, la visibilité immédiate des autres et la diffusion de cette visibilité semble poser de plus en plus de problèmes. Après le traumatisme de la guerre du Vietnam–sans oublier celui de la guerre d’Algérie et la censure, là aussi, des photographies la documentant et que l’on a encore tendance à passer sous silence–, la production des photographes de guerre a eu tendance à être « triée », voire censurée, jugée indésirable dans les grandes cuisines des chefs de la géostratégie et de la communication militaire, et de la plupart des magazines même pendant les premières heures difficiles des conflits–d’autant plus que cette presse s’avère être celle des agresseurs qui doivent convaincre leur audience que la guerre lointaine qu’ils mènent est importante, propre, justifiée sinon éthique. Dure tâche !
Dès 1982, pendant la guerre des Malouines, les photographes professionnels se sont considérablement vus restreindre l’accès à un champ de bataille. Le constat de Michel GUERRIN lors de la première guerre du Golfe de 1991 n’est que le reflet de cette pénible évolution.
1936 : La guerre civile d’Espagne et la naissance du photojournalisme moderne.
La guerre civile espagnole est arrivée au moment où une conjonction d’éléments contextuels a facilité la prise d’images de guerre et leur vaste diffusion :
- L’arrivée sur le marché des premiers appareils photos portables (Leica et ses dérivés dans d’autres marques, caméras de cinéma et des films d’une bien plus grande rapidité (jusqu’à 50 ASA à l’époque). Ceci permit aux photographes de ne plus s’encombrer de matériel lourd et difficile à utiliser dans ce type de situation, et de se mêler aux troupes dans les tranchées, dans les offensives et les débâcles. Ils purent ainsi commencer à produire des images beaucoup plus frappantes qui émurent un public toujours plus large.
- Dans les grands pays occidentaux (France, Allemagne, Etats-Unis, Angleterre, sans oublier dans une autre mesure en Russie), de grands magazines illustrés de diffusion de masse avaient vu le jour. [] En Allemagne le Berliner Illustrierte Zeitung sous Stefan Lorant était un magazine vendu à deux millions d’exemplaires alors que le Arbeiter Illustrierte Zeitung (1924-1938) redéfinissait la presse politique populaire; la première édition du magazine Life fut vendue en 1936 à 466 000 exemplaires. Vu existait en France depuis 1928 ; Cartier-Bresson et Capa collaboraient à Regards et Le Soir. En Angleterre, Lorant qui avait fuit l’Allemagne après l’accession de Hitler au pouvoir avait fondé le populaire Picture Post.
L’apparente objectivité de l’image photographique permit ainsi aux personnes tranquillement assises dans leur salon ou à la terrasse d’un café de « vivre la guerre », ou plutôt de se l’approprier tout en jouissant de leur confort.
Le marché de la presse se développant considérablement, les magazines ayant flairé l’importance de l’image pour soutenir l’information et augmenter les ventes, des photographes furent envoyés couvrir les conflits, guerres et dévastations.
En matière de photographie de reportage, s’il y a un nom qu’évoque systématiquement la guerre d’Espagne, c’est bien celui de Robert Capa. Cependant, il ne fut pas le seul à couvrir cette guerre. Il fut cependant considéré (à son époque en tout cas) comme le « plus grand photographe de guerre » ; sa mort en 1954, occasionnée par une mine antipersonnel, alors qu’il couvrait l’évacuation des prisonniers de Dien Bien Phu consacra l’aura de cet « aventurier » comme le décrivait Cartier-Bresson.
Une photographe allemande, qui fut sa compagne pendant les années de dèche à Paris, eut un rôle déterminant dans la couverture de la guerre civile, mais aussi pour la reconnaissance mondiale de Capa. Il s’agissait de Gerda Taro dont la mort tragique, écrasée par un char en 1937 alors qu’elle n’avait que 26 ans (certainement la première femme photographe de guerre morte dans un conflit armé), ne contribua guère à la faire connaître du grand public. Il a fallu attendre plus de 50 ans pour qu’une exposition lui soit consacrée par l’International Center of Photography de New-York du 26 septembre 2007 au 6 janvier 2008. A cette occasion, les conclusions d’Irma Schaber, une chercheuse allemande, furent rendues publiques : bien des photos attribuées à Robert Capa furent prises, en fait, par son ex-compagne. Je vous invite à lire la biographie que Richard Whelan a consacrée à Robert Capa (Editions Mazarine – 1985) et dans laquelle il accordait déjà une place importante à Gerda Taro.
La présence d’Henri Cartier-Bresson lors du conflit espagnol ne saurait être omise, et notamment son travail sur les hôpitaux de l’Espagne Républicaine.
La guerre d’Espagne n’aurait-elle été photographiée que par des photographes étrangers sympathisants du camp républicain?
La réponse est bien évidemment négative. Dans les deux factions opposées, on avait compris la capacité mobilisatrice des photographies, leur pouvoir de propagande rendu évident par le nouvel état soviétique et les pouvoirs fascistes en Italie et Allemagne. Dans son ouvrage, War and Photography – a Cultural History, Caroline Brothers soutient que la photographie était bien plus un instrument de propagande qu’un instrument d’information objective. Mais le simple fait que l’information ait été relayée par des magazines étrangers ayant envoyé leurs propres photographes n’a pas favorisé la reconnaissance des photographes espagnols. Agusti Centelles, un grand photographe Catalan, n’en est pas des moindres. Lui qui était photographe dans le camp républicain, a eu l’idée de léguer ses images comme « patrimoine de l’humanité et du peuple espagnol », manière fort habile de rappeler que lui comme quelques autres de ses compères (Manuel Albero et Francisco Segovia, Alfonso, Escobar, les frères Mayo, Santos Yubero et Luis Torrens) avaient documenté la guerre qui faisait rage, en son cœur, et en avaient extirpé des symboles et témoignages marquants, au prix d’un double sentiment de défaite : la défaite républicaine, et le manque d’intérêt que la communauté internationale officielle lui a porté. A noter que cet automne, une exposition a été consacrée à Centelles par le centre culturel de la ville de Madrid, dans le cadre d’un élan généralisé d’un processus de remémoration de ce que fut cette époque tragique de l’histoire de la péninsule Ibérique. Au vu de ces images on se rend alors encore plus compte de leur puissance et importance historique dans cette tentative du gouvernement espagnol actuel. Hormis les documents visuels et la presse d’alors, il ne reste par ailleurs que fort peu d’indices concrets des faits mêmes de la guerre de 1936.
Suite aux recherches que j’ai faites pour poursuivre cette étude de la photographie de guerre commencée en septembre pour photophiles.com, j’ai dû m’attarder beaucoup plus sur ce conflit de la guerre d’Espagne que ce que j’avais initialement prévu. Cependant je crois que les deux expositions mentionnées nous obligeaient à porter un regard un peu plus actualisé sur ce qui est admis comme reflétant la photographie dans la période étudiée cette fois-ci.
Lors du troisième chapitre de ce qui commence à apparaître comme un dossier, nous essaierons de comprendre pourquoi et comment nous en sommes arrivés à l’apogée de la photographie de guerre au Biafra, au Vietnam, entre autres, et avons sombré dans une forme de méfiance généralisée qui rend la tâche si difficile voire impossible aux photographes professionnels dans les guerres récentes (et présentes aussi). D’ici là, n’hésitez pas à me contacter si vous avez des éléments à me soumettre ou à discuter. Je ne peux manquer cette occasion pour vous souhaiter à tous et à toutes de très belles fêtes de fin d’année !!!
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Références des illustrations :
Visuel 1 : Couverture du livre Robert Capa - Obra fotografica - Texte de Richard Whelan - ISBN 84-7506-499-X
Visuel 2 : Couverture du livre Robert Capa - La Collection - Texte de Richard Whelan - ISBN-10:0714894206
Visuel 3 : Couverture du livre Le front populaire des photographes de Françoise Denoyelle, François Cuel, Jean-Louis Vibert-Guigue - Editeur Terre Bleue - ISBN 978-2909953090
Visuel 4 : Couverture du livre Gerda Taro : Une photographe révolutionnaire dans la guerre d'Espagne d'Irme Schaber - Editions du Rocher - ISBN 978-2268057279
Visuel 5 : Couverture du livre Agusti Centelles - Editions La Fabrica
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Chronique par Alain RIO
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