Lee Miller, La beauté du Chaos
23 avril 1907 - 21 juillet 1977
« Ecoute-moi Anthony…Je n’ai jamais été une mère, mais, ai-je été une femme vraiment ? Je n’ai été qu’une surréaliste, un être fractionné par la vie, qui a vécu avec ce qu’elle m’a transmis d’elle. Des images de toutes les facettes de l’être humain. »
Il pose un regard tendre sur cette femme, qu’il n’a jamais senti sa mère, sur son visage vieilli, mais dont la beauté reste palpable dans cette peau usée encore douce, aux traits parfaits, une statue élimée.
« C’est la vie qui a fait ce que je suis, ou ce que je n’ai pas été. Mon enfance, ma jeunesse, n’ont jamais été. On me disait jolie, très jolie, et tout de suite ça n’a été que cette image, utilisée par les autres. Papa d’abord, Théodore, un grand sens de la photo, n’avait pour passion que de me photographier nue, moi et mes amies…sans aucune gêne de ma pudeur qui a vite été évincée, réduite à une image. Vers mes 7 ans, je ne suis plus une petite fille, mon innocence envolée par les désirs assouvis d’un homme, je ne sais même plus qui, qui s’est servi de mon corps comme de celui d’une femme. C’est trop tard, j’ai compris déjà que mon enveloppe n’est qu’un objet, je ne m’appartiens plus depuis longtemps, mon corps est aux autres. Exposée sur papier argentique, aux yeux de tous, livrée dans ma plus simple nudité, les autres ont pris ces éléments qui devaient être à moi. Je ne suis plus à moi. Je pense que c’est à partir de ces moments que tout s’est morcelé. Sans doute pour cela que je me suis toujours sentie surréaliste : je ne suis que des fragments sans ordre. La petite fille que l’on montre nue, la beauté du modèle qu’on expose et façonne, les horreurs de l’homme et de la guerre, j’ai tout vu, tout a la même violence au fond. Le non-sens. Comment voulais-tu que je t’aime ?
Aimer un autre, alors qu’on n’est qu’un assemblage de soi-même ?
Je pense que je dois beaucoup à Edward, tu sais, Steichen, le photographe de Vogue. Il m’a fait poser pour le magazine sur l’insistance de Condé Nast qui m’a presque sauvée d’un accident dans la rue, c‘est drôle. Les hasards de la vie. Des traits parfaits, une grâce de garçonne tellement actuelle, blablabla. En tout cas c’est lui qui m’a initiée à la photographie et à 20 ans, j’ai eu l’impression de trouver quelques clefs pour assembler le puzzle. En 1929, j’ai fait ma valise direction Paris, des envies plein la tête, croyant y trouver les morceaux pour continuer à me « recoller », là-bas il y avait mes frères, les surréalistes….Tu sais, avec Man Ray, c’était conflictuel, aussi cassé que moi, et il m’a confinée dans sa vision machiste du surréalisme. Il signait les œuvres à ma place, et il n’a jamais reconnu que la solarisation c’était un peu mon « bébé » . Ce bébé-là, je m’en suis sentie proche, je l’ai choyé, il m’a permis de me raconter, de créer des éléments de mon propre labyrinthe. Alors j’ai voulu voler de mes propres ailes, et en 1932, je rentre et monte avec mon frère un studio photo à New York : la lumière et hop, la faillite….Mais je suis sur les rails, je suis photographe.
Ton père, Antony, c’était le surréalisme incarné, et bien avant qu’il ne devienne mon mari, on a marché tous les deux dans les horreurs de la guerre, Lee et Roland Penrose. Correspondante de guerre en 1939 ? Tu parles, correspondante pour Vogue ! Alors je n’ai rien trouvé de mieux que de faire poser les modèles dans des lieux dévastés, encore fumants, avec la réalité de la mode de l’époque, pour essayer d’ouvrir les yeux du monde sur ce qui se passait. Il y a eu une forme de déclic et j’ai fini par leur imposer la face cachée, leur cracher ces horreurs ; j’ai été moi, l’être sans corps, le témoin-photographe des camps de concentration, des êtres décharnés avec encore moins de corps que moi…
Alors oui j’ai sombré.
La dépression m’a enveloppée de sa protection dangereuse, je laissais vivre mon mal-être, je me suis sentie vivre dans cette peine, dans cette destruction de l’homme que j’ai vu, comme le surréalisme qui hurlait en moi. L’alcool, la guerre, ma vie, mon être découpé, tout cela fait de moi un pantin brisé qui a tenté de prendre vie avec des pièces qui ne s’imbriquent pas les unes dans les autres.
J’ai essayé Anthony, de trouver le plan de montage, je ne l’ai jamais trouvé. Ni à Poughkeepsie où je suis née en 1907, ni à New York, ni en France, ni en Egypte, ni pendant la guerre, ni au débarquement sur les plages de Saint-Malo, ni même dans la salle de bain d’Hitler à Berchtesgaden, dans sa propre baignoire dans laquelle j’ai fait des photos espérant comprendre. Peut-être toi, le trouveras-tu, malgré les éléments qui te manquent aussi cruellement à cause de mon absence. Sois juste fier de moi, de ce que mes yeux ont vu et ont montré. Je ne suis pas une femme, je ne suis pas une mère, je ne suis pas une photographe, je suis un être morcelé, un tableau surréaliste, je suis Elisabeth Lee Miller.»
Le regard doux et ferme qui a vu tant de choses tressaille en laissant échapper une unique larme et la lueur qui pétille s’éteint lentement le 21 Juillet 1977, épuisé par cette vie de clichés à jamais révélés.
Par RoxtheRoh
Journaliste Photographe
Largement inspiré de la vie de la Photographe Lee Miller 1907-1977
« J’ai imaginé cette bio comme une confession de Lee à son fils, j’ai voulu la faire s’exprimer sur sa vie exceptionnelle et incroyable, mettre à l’honneur une femme photographe car elles sont trop souvent en arrière-plan. »
Auteur de l'article :
RoxtheRho
Journaliste Photographe
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