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Le der des der

Par : Jean-Claude Guillaud

Ca va, ça vient, ça fait du bruit, ils ne comprennent pas grand-chose à ce qui se trame autour d’eux, mais ils regardent avec attention, avec une forme de respect même. Ca n’est pas tous les jours qu’on assiste, pour de vrai, à la préparation d’une émission de télé. Enfin, quand je parle de respect, il y a bien un des deux grands-pères, un peu ratatiné dans son fauteuil, qui bougonne, semble-t-il, ou qui peut-être se laisse surprendre par la fatigue. Il la combat - malgré l’âge, on ne veut pas avoir l’air ridicule - mais à peine a-t-il chassé son dernier bâillement qu’elle rapplique par une autre porte - celle des yeux par exemple - et il recommence sa bagarre contre un engourdissement général qui lui ferait tellement de bien, en se massant les paupières du bout des doigts.

 

Il faut dire qu’il a derrière lui un fameux voyage. Il arrive tout droit de Servian, petit bourg du Languedoc, à deux pas de la citadelle du vin et pas loin non plus de la jolie petite ville de Pézenas qui se vante à juste titre d’avoir accueilli Molière aux temps difficiles de son théâtre ambulant. Bon, il a voyagé en voiture, d’accord ; ils ont remonté le pays en suivant la ligne quasiment droite de l’autoroute, d’accord. Mais sept heures, c’est long quand on a des guibolles de fin de stock, un dos comme une armure et qu’on n’est pas sorti de son trou depuis la fin de la guerre d’Algérie.
En tout cas, ça s’agite. Son équipe, au grand complet, l’accompagne. Six ou sept. Ils s’occupent de lui, ils s’occupent souvent de lui depuis quelque temps, et de mieux en mieux. Ils vérifient que tout va bien, qu’il est bien installé, qu’il ne manque de rien, qu’il n’a pas soif. Ils l’entourent de tellement de sourires, rapides bien sûr, un peu trop appuyés aussi, qu’il se laisserait facilement aller à une ou deux petites simulations, pour voir. Il les surveille, de temps à autre, du coin de l’œil. Bien qu’ils soient un peu coincés dans le petit périmètre qu’on leur a laissé, ils ont l’air heureux de se trouver là. On leur a donné des consignes, « Vous visiterez après », leur a-t-on promis. Ils gigotent tout de même, mais du bout des pieds. Des précautions qui jurent avec le va-et-vient des techniciens qui câblent, décâblent, repositionnent des projos, testent les caméras et tout le tintouin. Comme des enfants à qui on a fait la leçon mais que l’impatience démange, il faut voir comment ils se tordent le cou, comment ils jettent des yeux ronds comme des billes dans tous les coins, et comment ils distribuent des coups de coude au voisin pour qu’il ne rate rien d’important. Et c’est pareil pour l’équipe d’en face. On croirait un miroir. Sauf l’autre vieux qui jubile, lui. Il faut dire qu’il se marre tout le temps ou presque, et ça agace un tantinet son vis à vis qui, pour la millième fois récupère lamentablement son menton qui s’affalait comme un misérable sur sa poitrine.
On est même venu leur poudrer le nez ! On a expliqué aux deux équipes comment ça se déroulerait. On a laissé les deux grands-pères en dehors des explications pour ne pas compliquer la tâche et pour éviter qu’il y en ait un qui fasse en direct un arrêt cardiaque du tonnerre, ça la foutrait mal. De toute manière, ils n’auraient pas tout saisi, « à leur âge, les pauvres ! » Le présentateur de l’émission, Gaétan Maréchal, a mille choses à surveiller, il est tout de même venu le saluer, rapidement. Pendant la demi-seconde de sa poignée de main fuyante il a eu le temps de lui crier que ça allait être formidable. Le rigolard a eu droit au même coup de patte rapide et sûrement au même encouragement. Mais là, il n’a pas entendu parce qu’il a pensé à autre chose, comme d’habitude. En tout cas, ça ne lui a pas fait perdre, à l’autre là, sa foutue bonne humeur.
Et enfin, comme par enchantement, le plateau s’est vidé. A peine le temps de claquer les doigts et, hop, ils se sont retrouvés tout seuls. Tout seuls, enfin presque, parce que c’est à ce moment là que le ronchonneur s’est complètement réveillé et qu’il a remarqué le public dans les gradins. Les deux équipes, statufiées par la lame de fond du trac, ont tout de suite senti le sprint inquiétant de leurs pulsations. Chacun ne s’est plus occupé que de soi et de l’effet désastreux qu’il allait produire s’il n’arrivait pas à se sortir de la posture idiote que son corps en apnée avait immanquablement choisie.

L’animateur est beau gosse, il faut le reconnaître. Il émane de chacune de ses apparitions un charme léger qui émerveille l’écran. Son « charisme », comme on dit aujourd’hui, fait la une des magazines. Que voulez-vous, il y a comme ça des veinards dont la nature s’est bien occupée, des gens bénis du ciel. Le savent-ils ? La providence ne brille pas par son discernement, voilà une profonde sévérité. Elle distribue à la volée et advienne que pourra. Elle donne tout, en vrac, elle n’offre rien. Elle se montre d’une parcimonie inqualifiable et d’une générosité sans nom. En général, on se convainc facilement de sa grande sévérité et injustice à notre encontre. Le jour de la distribution du barda avec lequel il faut survivre, la destinée ne nous a pas oubliés, semble-t-il. Bon poids, bonne mesure ! Ca explique tellement de choses ! Il ne faut d’ailleurs pas trop s’en affliger, puisque nous sommes, en quelque sorte, dans le lot commun. Le gros lot, pourrait-on dire avec un brin d’humour. On se console parfois en espérant que le préposé au tri final, là-haut, tiendra compte de cette maldonne initiale. En tout cas, lui, Gaétan Maréchal, mêle naturellement à l’énergie souriante de la jeunesse, la sérénité rassurante de la maturité. Il vous enveloppe de ce beau brin de sourire qui ressemble à celui que l’on aimerait trouver sur le visage de l’ami chez qui l’on sonne, à l’improviste, parce qu’on a besoin de recevoir un peu de temps. On aimerait presque vivre dans l’effluve de son souffle, protégé de la vulgarité du monde par les deux belles rangées de ces dents himalayennes. Il ne saurait être question de nourrir le plus minuscule sentiment jalousie envers celui à qui Dieu a tout donné. Cette image idéale descend d’un pas alerte la spirale d’un escalier qui vient du Ciel jusqu’à nous. Son entrée triomphale est saluée par un concert d’applaudissements. Mais l’homme a conservé une âme à notre mesure et il arrête d’un geste timide l’acclamation du public.
- Merci ! Merci ! Public adoré, mille fois merci !
Des bras qui se soulèvent et quelques cris hystériques montrent à quel point cette modestie va droit au cœur.
- J’allais presque oublier de vous dire …
- Bonjour ! Hurlent les spectateurs avant de vaciller avec leur idole dans un fou rire généreux et général. On voit bien qu’ils sont de la même étoffe ! Ils vont partager l’immense plaisir d’être ensemble, entre eux, comme une famille qui se retrouve.
- Merci encore d’être fidèle à cette émission qui est beaucoup plus qu’une émission, vous le savez bien, puisqu’elle représente pour nous tous, ici, un véritable rendez-vous …
- D’amour, répondent à l’unisson les voix transfigurées par l’émotion de ces mots tout simples.
Il faut pourtant bien que l’ovation s’estompe et c’est avec une grande délicatesse que le gourou cathodique reprend la direction des événements.
- Je vois que vous êtes, que nous sommes tous en forme !
Quelques applaudissements incontrôlés ne l’empêchent ni de continuer de continuer, ni de continuer de sourire.
- … et j’en suis très, très, très heureux !
Il fait quelques pas en direction de son public. Le silence, pour la première fois, emplit la salle et tire pépé ronchon de son engourdissement confortable. Le présentateur s’est assis dans un fauteuil transparent en plexiglas qui prend feu, pâlit, s’irise ou disparaît presque, sous le jeu des projecteurs. La gravité de l’instant n’échapperait qu’aux esprits futiles ou chicaneurs. Ses grands yeux noirs nous saisissent un à un, ils plongent avec la même intensité dans combien de millions de regards. Ne dirait-on pas, même, qu’ils cherchent notre âme ?
- Cette semaine, notre rendez-vous coïncide avec une date, que dis-je une date, un anniversaire inoubliable. Anniversaire que, tous ici, je le sais, préférerions n’avoir pas à commémorer ! Vous le savez, aujourd’hui 11 novembre 2006, il y a 88 ans, cessait celle que l’on a appelée avec désinvolture la Grande Guerre, ou, peut-être avec le pressentiment d’une série maudite, la première guerre mondiale, en tout cas la tristement mémorable guerre de…
- 14-18, renvoient en écho les murs qui ont des oreilles ;
- Il y a 88 ans, dans toutes les communes de France, les clochers résonnaient du chant tant attendu et tant espéré de l’armistice. Cet appel qui volait dans les airs, qui liait indissolublement chaque parcelle de notre territoire meurtri, annonçait au milieu des rires et des pleurs que le sang ne coulerait plus. Des enfants allaient nous revenir et la vie pourrait peu à peu reprendre ses droits.
Le public est ému, bien sûr. C’est d’ailleurs indiqué sur les larges panneaux lumineux qui donnent les consignes à suivre. Mais, comme on court toujours le risque d’une baisse d’attention et que ça gâcherait fichtrement l’impression générale, les mots d’ordre clignotent en rouge et demandent à chacun de patienter encore quelques secondes, de ne pas circuler, de se refaire une mine de circonstance, la présentation touchait à sa fin.
- Nous avons donc eu l’idée de ne pas passer sous silence cette page de notre histoire et souhaité faire venir, pour leur rendre hommage, quelques-uns des derniers survivants de l’infernale hécatombe. En effet, quoi de plus vrai, de plus profond, de plus humain que d’inviter ici, et de célébrer en direct, les ultimes témoins de notre passé sanglant. Et, savez-vous, mesdames, messieurs, public adoré, quelle n’a pas été notre surprise, lorsque nous avons réalisé qu’il ne restait plus, vivant au milieu de nous, que … pas cent, non ! Pas dix, non ! Pas cinq, non ! Pas trois, mais deux, deux de ces êtres de chair et de sang. Parmi tous ces millions de disparus à jamais dans la poussière des salves d’obus ou dans les affres du temps, ils ne sont plus que deux ! Et, pour combien de temps malheureusement ! Combien de temps encore pourrons-nous profiter de leur émouvante présence ?
Un soupir longtemps contenu s’échappe de la gorge serrée des spectateurs qui ont enfin reçu l’autorisation de le laisser filtrer.
- Et bien, mesdames, messieurs, cher public adoré, nous avons l’immense honneur, l’incroyable joie et l’infinie émotion de vous annoncer qu’ils ont dit …
- Oui ! Crie-t-on de toute part.
- Oui, ils ont dit oui, ils ont accepté notre invitation et nous les recevons ce soir ! Ils sont là devant vous ! Mesdames, messieurs, cher grand public adoré, levez-vous, s’il vous plaît, et faites-leur un accueil digne de ce qu’ils représentent à vos cœurs, aux cœurs de la France entière. Mesdames et messieurs, cher immense public tellement adoré, voici Armand Pujol et Lucien Lacase.
Le rideau s’ouvre, les mille lumières illuminent la scène. Un tonnerre d’applaudissements salue l’apparition subite des deux vétérans qui clignent des yeux et qui n’abandonnent pas une moue boudeuse pour l’un et un rictus jovial pour l’autre.

Armand se réinstalle péniblement dans son fauteuil. Quelque chose fait un pli dans son dos, ça l’agace. 1O9 ans depuis quelques mois, depuis le 20 mai exactement. Ca pèse ! Ils ne sont plus que deux de cette foutue boucherie. Il s’en souvient parfaitement maintenant et c’est pour ça qu’ils sont tous là.
Ce jour-là, des journalistes l’ont photographié. La maison de retraite - des seniors, devrait-on dire - était toute endimanchée : propre, des fleurs dans chaque pièce, le personnel sur son trente et un. Une bonne odeur d’eau de Cologne au passage des robes grises ou bleu marine des petites vieilles affairées, toutes revigorées par l’événement. Les hommes un peu balafrés par une séance tremblotante de rasage, déjà devant la télé, jouant la mâle indifférence un peu méprisante, mais guettant et perdant le moins possible de l’agitation générale. Ils sont venus le jour pile de ses 1O9 ans, avec un gros paquet très lourd qu’il a eu bien de la peine à ouvrir. Un cadre moderne avec une reproduction du Premier Défilé de la Victoire en 1919. Il a participé à ce défilé. L’autre, en face y était peut-être aussi ! Ca l’étonnerait quand même un peu parce que la plupart essayaient de passer au travers. Aller à Paris, ça n’intéressait pas beaucoup de monde alors qu’on venait de passer son temps à attendre de crever. Mais lui, le sens du devoir et de la patrie, c’est dans ses veines depuis toujours. Il est resté un moment à voir s’il n’était pas sur la photo, ou s’il ne connaissait pas quelqu’un, ou peut-être qu’il était les yeux sur les Champs-Élysées et l’esprit ailleurs. En tout cas ils se sont demandés où ranger le beau cadeau, vu que ses dimensions n’étaient pas adaptées à celle de la chambre. Pour pas l’abîmer, on a fini par le glisser par terre, derrière la commode, en attendant de lui trouver sa vraie place. Et puis on l’a oublié.
Ils étaient bien quatre ou cinq à flasher tout ce qu’ils trouvaient. Ils n’ont rien oublié, même pas le couvre-lit à rayures, ni le petit poste télé à côté du portrait noir et blanc de sa femme qui ne sourit pas mais qui doit être bien contente qu’il ait penser à arranger, au pied cette belle photo, le beau chapelet en nacre et en or de sa communion. Y’en a eu un, dans le lot, qui s’est contenté de lui serrer précautionneusement la main, comme s’il avait eu peur de lui briser les doigts. Le seul à observer la scène avec un air d’ahurissement tel qu’il s’est senti devenir une véritable pièce de musée. Pas mort tout à fait, mais presque. Une apparition, un revenant pourrait-on dire si l’on avait envie de faire de l’esprit. Il se souvient que son anniversaire tombait un lundi parce que la veille il avait regardé une émission qu’il ne rate pas, celle de Michel Drucker. Comment s’appelle-t-elle déjà ? A moins que ... parce que le vendredi il y a Thalassa et que, pendant une heure, il essaie de suivre les histoires de mers et de bateaux. Ca l’a toujours fait rêver. Alors, c’était peut-être le lendemain. Mais ça n’a pas beaucoup d’importance. En tout cas, aux informations, il s’est vu, entouré de toute l’équipe des « Anciens », comme on dit aujourd’hui, les soignants, les agents de service et même les deux médecins qui lui rendent une visite quotidienne. C’est qu’on est au petit soin avec les vestiges. Il y avait même, sur la nappe blanche d’une des tables rondes du réfectoire, un gâteau géant à plusieurs étages, avec le clignotement de 1O9 bougies électriques qu’il a éteintes en pressant un petit interrupteur que la directrice lui avait glissé sous la main.
Il s’est vu aux informations, c’est vrai, et il en été tout chose. Mais il a vu l’autre, le second survivant, un peu plus tard, également à la télévision. Filmé comme lui, pour son anniversaire. Son cadet de deux mois, mais 109 ans au bout du compte, lui aussi, c’est indiscutable.

La directrice lui avait spécialement enregistré le reportage.
- Vous vous rendez compte, monsieur Armand, avait-elle dit, la bouche trop près de sa bonne oreille. Il a 1O9 ans, comme vous.
Pourquoi diable articulait-elle toujours à ce point ? Le prenait-elle pour un idiot ? Il lui avait dit et répété, au début, que si tout allait comme les oreilles, y’aurait pas à se plaindre. Mais, c’est elle qui n’entendait rien. Il n’insistait plus.
- Peut-être vous êtes-vous croisés sur le long chemin de vos vies !
Croyait-elle, cette petite bécasse, qu’il y avait une chance sur mille pour qu’ils se soient rencontrés ? Et puis même, qu’est-ce que ça aurait changé ?
- Un frère d’arme, c’est quelque chose, non ?
Quel frère d’arme ? Qu’est-ce qu’elle savait de tous les connards qu’il avait rencontrés dans la boue des tranchées ? Et puis, de quoi se souvenait-il vraiment ? De qui ?
Armand ne se souvient jamais d’où vient cet hurluberlu qui passait son temps, sur ce foutu film, à lorgner à gauche et à droite les visages ébahis qui attendaient que l’ancêtre montre ce qui lui restait comme souffle. Tu parles ! Pas même trois bouts de chandelles qui avaient vacillé au crachin de ses postillons. Ils auraient mieux fait de lui coller un interrupteur et des bougies électriques !
Bien sûr, il ne semblait pas si mal que ça. Les images montraient, appuyé sur deux cannes, un petit vieux encore alerte marchant dans un hall. Evidemment l’allure du bonhomme restait modérée, mais il fallait reconnaître qu’il se débrouillait plutôt bien et sans l’aide de personne. Il gardait un œil fixé sur l’objectif, sans se départir de cet infernal sourire agaçant. Un sourire qu’il allait chercher au milieu d’un incroyable champ de rides, qui lui donnait un air malicieux que ne démentait pas sa bouche entrouverte dont la lèvre inférieure paraissait agitée d’un rire silencieux et profond.
Etait-ce à lui que s’adressait cette sorte de hoquet interminable et ridicule ? Il ne pouvait pas le parier, mais, dès qu’il les avait vues, ces images s’ancrèrent en lui et le taraudèrent sourdement. D’abord, elles ne le dérangèrent que légèrement comme une vague nausée qui vous suit et vous incommode de temps à autre. Mais, peu à peu, à force de se les repasser sans le vouloir vraiment et sans pouvoir non plus les refuser, elles prirent un sens. Dans la cinémathèque de sa mémoire, il ne voyait plus que le sourire ironique et provocateur du dénommé Lucien Lacase et cette évidence le remplissait d’une mauvaise rage silencieuse.

Il faut dire que lui, Armand, a maintenant besoin d’une assistante pour circuler – circuler, si on peut dire ! – dans les couloirs. Pour aller de son lit au fauteuil, il se débrouille, mais, dès qu’il y a une petite trotte, ses jambes ne suivent plus. Beaucoup trop raides ! Il court toujours le risque d’une chute et il ne veut pas renouveler l’expérience d’une fracture du bassin. Pour lui, évidemment, tout se passe maintenant au ralenti. Le corps fait encore à peu près ce qu’il a à faire, mais à sa vitesse, comme un bonhomme légèrement têtu qui obéit toujours à contre cœur et qui le montre par la lenteur avec laquelle il s’exécute. Il ne manquerait plus, semble-t-il dire, que je marche au doigt et à l’œil, à l’âge que j’ai ! La tête aussi, d’ailleurs, met en place ses idées une à une, comme on construit un puzzle. Il lui faut, depuis quelque peu, un bon bout de temps de préchauffage. Piano piano d’abord pour réaliser et accepter l’idée qu’une pensée toque à la porte de sa caboche et piano piano encore pour décider son esprit à un effort, à aller voir ce qui se passe. Il lui faudra ensuite de longues minutes pour atteindre sa porte cérébrale et enfin une bonne poignées de bonnes secondes interminables pour ouvrir la boîte à réflexion. Il faut dire qu’il a épuisé toutes ou presque toutes les sources de surprises. Il a fait le tour – avec plein de détours – des méandres de la vie. Il en a vu de toutes les couleurs, en a entendu des vertes et des pas mûres. Alors, pourquoi se précipiter ? L’homme tire-t-il tant de bienfaits de ce fardeau que la nature lui a logé dans la cervelle ?
« Plus que deux ! » Si on le lui avait dit quand il pataugeait dans le ventre mou des tranchées, ça l’aurait même pas fait marrer. Aujourd’hui, deux enveloppes timbrées, certainement, et usées jusqu’à l’os, ça c’est sûr. On ne peut même pas dire percluses de douleurs, comme c’était encore le cas y’a quoi…dix ans peut-être. Pour ça, il faudrait que quelque chose fonctionne vraiment dans cet amas devenu sec à force de plus rien. Peut-être que même les nerfs ont lâché prise. Pour ce qu’il reste des bonshommes, pour ce qu’ils ont encore à tirer, c’est pas plus mal. Racornis, sans force, sans muscles, comme deux tiges raides privées de tout plaisir. Même plus une petite joie passagère à se mettre sous la dent, et quelles dents ? Lui qui se construisait des histoires à saliver, pleines de belles femmes amoureuses, il en est réduit à des anémies de rêves : par exemple, un geste qui irait du début jusqu’à la fin sans accroc, avec une fluidité dont la mémoire a préféré effacer la mémoire. Porter sa fourchette jusqu’à la bouche sans perdre la moitié du chargement en cours de route. Feuilleter peinardement le magasine télé sans chercher inutilement à empêcher le tremblotement du majeur sur le coin insaisissable de la page. Deux corps ratatinés, figés dans des postures ridicules et monstrueuses. Deux ammonites ou lépidodendrons humains fossilisés à tout jamais dans quelques mètres de pellicule.

- … et nous allons maintenant faire plus ample connaissance avec nos invités !
Gaétan maréchal est en forme. D’un geste aimable et autoritaire, il fait signe aux deux directrices de venir le rejoindre au centre du plateau. Il les tient, toutes deux, par les épaules et s’autorise une bise fraternelle que des sifflets amicaux saluent immédiatement.
- Parlez-nous de vos établissements mesdames. Vous n’avez rien à craindre de ces millions de téléspectateurs qui vous écoutent. Vous savez bien que nous sommes en…en… en… en ?
- Famille ! Reprend la salle à l’unisson.
- Profitez donc de ce moment exceptionnel pour vous faire connaître.
La caméra se promène dans le public qui frappe en cadence dans ses mains en scandant « L’interview ! L’interview ! » pour les encourager.
Les deux femmes sous la sellette se perdent en sourires crispés. Qui osera, la première, prendre la parole ? La courtoisie les pousse à s’effacer simultanément. A moins que ça ne soit qu’une affaire de basse stratégie, ou une histoire de trac. Le spectacle de l’improvisation confuse n’est pas télégénique. L’animateur y met un terme.
- Nous allons d’abord, si vous le permettez, regarder deux petits reportages que nous avons réalisés sur vos deux agréables maisons de retraite. Mais avant, et pour que vive notre chaîne, nous vous offrons un page de …
- Pub ! Annoncent les joyeux gosiers de l’auditoire.

Armand supporte mal le regard pétillant de Lucien. A deux pas l’un de l’autre, tous deux plus ou moins confortablement engoncés dans leurs profonds fauteuils, sous la protection de leurs équipes fières, attentives, attentionnées, un peu en retrait mais à portée de main et prêtes à bondir au moindre besoin, ils se dévisagent, s’évaluent peut-être. Que se passe-t-il vraiment autour de lui ? Il l’ignore et s’en moque. De temps en temps il jette une œillade sur les deux bosses que ses genoux cagneux font au pantalon tout neuf qu’on lui a offert et obligé d’enfiler. Mais, tout à l’heure, l’autre verra bien qui il est. Il faudra bien qu’il gomme ce masque insupportable. Ses yeux aussi se planteront dans les orbites caverneuses qui ne le quittent pas d’une semelle. Il essaie de se souvenir de quelque chose. Mais de quoi ? Ca non plus n’a pas beaucoup d’importance. Et puis, c’est trop difficile. Tout ce qui lui arrive depuis quelque temps l’ennuie et le dérange foutrement. Il ne commande plus aux événements qui le touchent, il le sait. Mais ça ne suffit pas pour qu’il s’en accommode. Il est là, parce que quelqu’un a décidé que l’émission qui mettrait face à face les deux derniers poilus ferait un tabac. S’il en avait la force, il ficherait le camp et peut-être pire.
- Vous vous rendez compte, monsieur Armand ! Quelle émotion ! Quelles images ineffaçables ! Quelle notoriété aussi pour notre établissement, pour nos services qui vous sont si dévoués ! Vous nous devez bien ce petit geste !
Armand n’entend jamais tout. Il lui faut peu de mots. Il lui faut des idées précises et de longs silences. Il lui faut du calme. Son esprit vagabonde à sa fantaisie. 1O9 années derrière soi ! Il y a de quoi faire si l’on part à la pêche aux souvenirs. Sa femme lui revient quelquefois, ses enfants plus souvent, mais surtout de ces images furtives qu’il ne rattache à rien de vraiment précis. Le coup de sifflet d’un train en gare de Montpellier, une jeune femme assise à la terrasse d’un café un matin de marché, les lézards sur les murets, les grappes lourdes et juteuses qu’on jette dans la hotte du porteur.

Le public applaudit chaleureusement la fin des reportages. On y a vu tout le sérieux, le professionnalisme des équipes d’encadrement. On a senti toute l’humanité qui anime chacune et chacun. On a été conquis par cette atmosphère de douce sérénité qui accompagne les anciens jusqu’à leur dernière heure. Car on y a également aperçu la mort, mort infatigable, spectre familier de ce microcosme, mort jamais anodine, mort toujours aussi bouleversante, mais mort édulcorée et presque bonne à force de disponibilité et d’amour.

- Nous allons, maintenant, mesdames et messieurs, recevoir notre premier invité…
- Surprise ! Poursuit le public d’une seule voix.
Un concert d’encouragements appelle l’inconnu. Peu de gens reconnaissent le Secrétaire d’Etat aux Anciens Combattants. Mais c’est bien lui tout de même. A peine a-t-il le temps de se placer à la droite de l’animateur qu’une projection d’images d’archives sur fond de Madelon envahit les écrans.
- Un petit mot, si vous le permettez, enchaîne le grand personnage de la République à la fin de la rétrospective déchirante sur le quotidien des poilus. Nous ne perdrons jamais l’image de ces jeunes hommes dressés….

Armand se demande pourquoi son vis à vis a gardé, vissé sur son crâne, ce béret ridicule. Est-ce que ça se fait devant le monde ? Sous sa galette bombée quelques touffes de cheveux hirsutes jaillissent. Si le temps a parcheminé le visage de Lucien, par contre, il semble qu’il n’aura pas de prise sur le rictus goguenard et le pétillement continu que renvoient ses yeux bleus, transparents presque. Il a du mal à refouler une irritation grandissante, d’autant plus que ses fesses talées par le voyage et le fauteuil lui provoquent des élancements douloureux des mollets jusqu’au milieu de dos. Il aimerait bien qu’une main charitable se tende et l’aide à faire quelques pas, mais qui se soucie de lui ?

Lorsque le représentant de l’Etat, s’éclipse, après une brillante démonstration de sa faconde et l’étalage, ma foi réussi, de son physique aimable et sportif, Gaétan Maréchal lève les bras au ciel et ouvre largement les mains. Comme une pluie d’étoiles flottant dans l’espace devenu aussi sombre que la plus sombre des nuits, une multitude de particules métalliques, comme des flammèches, s’éparpillent dans la salle et demeurent en suspension. Un silence idolâtre transfigure le lieu et les âmes. Un souffle divin apaise les esprits, semble rafraîchir les cœurs et traverse les écrans. Secondes éternelles, minutes inoubliables, magiques. Le monde n’est plus tout à fait le même. On en reparlera demain, c’est sûr, à tous les coins de rues, dans tous les bureaux et la silhouette de Gaétan Maréchal n’a pas fini de s’étaler dans les magazines télé.
- Vous avez, psalmodie-t-il, devant vous, derrière vous, au-dessus de vous, la représentation du un million et demi d’enfants de France qui ont donné leur vie pour nous. Vous êtes en quelque sorte entourés de leurs âmes, ils vous regardent et vous remercient, j’en suis sûr.
La voix feutrée, veloutée est maintenant descendue dans les graves pour annoncer une minute de silence et de recueillement.

Armand fouille le fond de la poche de sa veste tirebouchonnée. Il a du mal à saisir une petite boîte jaune qui ne le quitte jamais. Comme d’habitude, sa main malhabile fait un travail approximatif. Il finit tout de même par l’extirper et ébauche pour la première fois depuis bien longtemps l’esquisse d’un sourire. Mais personne ne le notera puisque l’obscurité est encore totale, comme personne n’a remarqué l’indifférence d’Armand qui n’a pas l’air particulièrement surpris par les événements auxquels, semble-t-il, il ne participe pas du tout. L’agitation générale, les jeux de lumières, le déferlement d’applaudissements, la nuit brutale dans laquelle il s’est trouvé plongé, n’ont aucun effet sur lui. Il rêve d’une position qui atténuerait son mal et ne se souvient vraiment pourquoi il est ici. Pour l’instant, il a une affaire à régler. La boîte est difficile à ouvrir, il faut trouver la minuscule fenêtre, aménagée sur son chant. Il faut ensuite récupérer les cachous dans le creux de sa main et les porter jusqu’à la bouche. Le bonheur ne vient qu’après. Mais la nuit provoquée, la fatigue et la maladresse ont fait rater l’opération. La boîte qui ne s’est pas ouverte a roulé Dieu sait où et Armand en a marre. Il en veut à Lucien d’être Lucien, à son perpétuel sourire d’être une perpétuelle provocation. Il aimerait bien que tout ce cinéma se termine, qu’on le reconduise dans sa chambre et qu’on le laisse dormir en paix. Avec le retour de la pleine lumière, il prend un peu espoir. Il lui semble qu’ils sont ici depuis si longtemps qu’ils vont fatalement tous décamper. Mais, surgissant derrière un mur blanc qui s’évanouit mystérieusement, les chœurs militaires de l’armée de terre entonnent une série de chants à la gloire de notre passé guerrier. Les voix ronflent comme des canonnades, les poitrines se gonflent d’héroïsme et Gaétan maréchal en profite pour relire ses fiches pendant qu’une maquilleuse apporte quelques retouches à son minois populaire.

- Nous irons dans quelques minutes sur un site extraordinaire, un petit village de l’Aisne détruit à 1OO % qui vit encore, 88 ans après l’apocalypse, dans la mémoire vivante de son passé sanglant. Mais, avant, un nouveau rendez-vous avec la…
- Pub !

Armand s’est levé difficilement. Il a écarté les bras qui sont venus le soutenir.
- Laissez ! Laissez-moi, nom de Dieu, a-t-il crié. Foutez-moi la paix !.
Alors tous les regards ont convergé vers lui, et ont suivi son avancée laborieuse.
- Que se passe-t-il ? a demandé l’animateur. Il faut que chacun retourne à sa place, la pub s’arrête dans quatre minutes.
Le personnel de la maison de retraite qui avait emboîté le pas à Armand, prêt à lui venir en aide à la première occasion, a rebroussé chemin sur l’injonction du maître d’œuvre. Ils suivent avec stupeur et inquiétude le pénible cheminement de leur vieillard fétiche.
- Dites au grand-père de retourner s’asseoir, s’il vous plaît, le temps tourne. Remuez-vous, bon sang !
Un technicien s’approche mais n’ose pas saisir le vieil homme malingre, aussi cassant que du verre. Et le grand-père poursuit, sourd aux appels ou tellement décidé, malgré le ralenti de sa marche approximative.
Il vient de franchir le talus au-delà duquel plus rien n’existe. Dans cet arrachement hors de soi-même, le corps paraît mille fois trop lourd et dix mille fois trop lent et il se traîne vers ce point qu’on lui a dit d’atteindre. La tête se recroqueville dans les profondeurs des épaules, comme si la pire de toutes les blessures frappait de préférence cette partie de l’homme. Les balles mauvaises sifflent et se plaignent des cibles qu’elles manquent. Comme des harpies elles s’échevèlent dans ce carré de terrain remué par des trompes d’arabesques mortelles. Les chevaux de frise étincellent sous les impacts durs des éclats d’acier invisibles qui crient leur haine du monde. Les shrapnels fouillent les corps qui s’abandonnent dans le baiser glacial d’une glaise gluante. Mais Armand n’entend pas, Armand ne voit pas non plus. Depuis qu’il combat, depuis toujours semble-t-il, il se rue à l’aveuglette et ne reprend conscience qu’à la seconde où, vivant encore pour combien de temps, il se fige dans un trou d’obus, à l’abri d’une chicane, à l’amorce du virage boueux d’une tranchée ennemie, reprenant son souffle, avant que, là, à quelques mètres, quelque chose sûrement le guette et le cueille pour de bon. Il traverse l’espace. Son cœur et son corps continuent à survivre et son sang à pulser jusqu’à son cerveau l’ordre de ne penser à rien et de courir encore et courir toujours.
Où sont les camarades ? Où sont les champs de vignes et les odeurs de pins ? Ses parents, ses frères, ses sœurs, où sont-ils ? Dans quelle nuit totale Dieu veut-il les noyer ? Armand avance contre vents et marées. Quand il ouvre vraiment les yeux, il se heurte aux genoux d’un vieillard amusé. Le choc a failli faire basculer le fauteuil retenu par une foule de bras. Des cris comme des épingles le traversent et lui arrachent un gémissement rauque. Il voit clairement maintenant le rictus ironique du vieillard qui tremblote de plaisir. Leurs regards se poignardent, il se souvient de ce qu’il voulait lui dire et qu’il n’arrive pas à sortir de sa gorge. Et il entend venir de si loin qu’il se demande pourquoi il ne pourra rien faire, un sifflement assassin qui frappe sa poitrine, lui fait plier les jambes et couche sa tête lourde sur le sol qu’elle frappe comme un arrêt rendu.



FIN

PHOTO : François-Xavier Seren

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PHOTO : Jean-Sébastien Monzani
Chronique : Jean-Claude Guillaud
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Au service de la photographie depuis 2001