Par : Xavier Braeckman
Il était 21H45 lorsque Marc Déhot fit entrer dans sa loge son premier assistant réalisateur, Jean-Etienne Duhart.
« - Ca y est, tout est prêt pour ce soir, les invités sont en place ? Le public est chaud ? Qu’est ce que t’en penses ?
- Ouais, t’inquiète pas, Marc, ce soir, le public est chaud comme de la braise, y’a quasiment pas eu besoin de pousser pour qu’il entre en transe à chaque fois que je citais ton nom. Tu les entends pas ?
Ils arrêtent pas de le scander et d’applaudir à tout rompre. C’est du gâteau ce soir, j’te l’dis, moi. T’es une star, Marc.
- Ouais, tu me dis ça toutes les semaines, ça n’a pas empêché qu’on se fasse bouffer 15% de parts de marché la semaine dernière et face à quoi, en plus ? Tu peux me l’rappeler ? Le Gendarme à Saint Tropez ! Non mais vraiment. On s’est fait avoir par Louis de Funès, nom de dieu, t’imagines la honte ? Louis de Funès ! Ce soir, faut qu’on s’arrache, Jean ! Eh tu m’entends ! Ce soir on est les meilleurs, bon dieu !
- Ouais, Marc, les meilleurs. »
Jean-Etienne travaillait avec Marc depuis trois ans maintenant et il savait qu’à moins d’une heure de l’émission, il n’y avait plus qu’une chose à faire pour calmer les nerfs tendus comme des cordes de piano de l’animateur vedette. N’écoutant plus le flot de remontrances de son patron, il sortit de sa poche un petit bout de papier blanc, plié en quatre.
Il le tendit à la star incontestée du show-biz.
« Tiens, Marc, en attendant calme-toi les nerfs, je reviens. »
Marc prit le paquet avec avidité, les traits du visage déjà apaisés.
« Ouais c’est ça, tire-toi donc d’ici et va faire ton boulot, plutôt que de me mettre la pression. »
22H30.
Générique.
Salves d’applaudissements.
Hurlements du public.
L’émission d’actualité la plus impertinente du moment allait commencer. Marc Déhot, grand prêtre de la cérémonie se préparait à faire son entrée. Rongé par le stress et le trac, il comptait mentalement avec le régisseur les dernières secondes avant son entrée dans l’arène.
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« Salut à tous, et bienvenue chez «Déhot et débats » la plus trash des émissions d’information que la télé n’ait encore jamais osée. Ici pas de baratin, que de l’info, et c’est vous, public et téléspectateurs qui décidez où se cache l’info et où se cache le mensonge.
Vous êtes prêts ? »
Une salve d’applaudissements crépita en même temps qu’un torrent sonore se déversait de l’arène en demi-cercle installée sur le plateau 21.
Marc sourit. Ouais, ils étaient chauds ce soir. Le débat du jour était au cœur de l’information, il était sur toutes les bouches, plus qu’un évènement d’actualité, tout cela tournait réellement à la psychose publique. Il allait déchaîner les passions ce soir. Il avait oser préparer cette émission, maintenant, il irait jusqu’au bout.
Marc calma le public avant de reprendre :
« Avant de vous présenter nos invités de ce soir, je rappelle pour ceux qui ne nous connaîtraient pas encore le principe de l’émission. Face au public du plateau se trouve deux équipes, l’équipe rouge d’un côté, et l’équipe bleue de l’autre. Chacun des invités est présent sur le plateau pour défendre son point de vue face à un sujet d'actualité, choisi par un comité de téléspectateurs, représentatif de notre public.
Chaque camp a ensuite respectivement trois quarts d’heure, montre en main, pour faire valoir son point de vue. Toute intervention ne pouvant dépasser trois minutes, la parole est ensuite donnée à la partie adverse, et ainsi de suite.
A la fin de l’émission, le public vote grâce à des boîtiers électroniques pour faire pencher la balance que voici du côté bleu ou du côté rouge.
En cas d’échec, les perdants devront réaliser devant le public un gage préparé par l’équipe adverse.
Avec Déhot, les débats prennent de l’altitude ! »
Une nouvelle salve d’applaudissements résonna, que Marc Déhot laissa s’écouler, pur réflexe d’orgueil.
« Maintenant que nous sommes tous prêts à commencer, regardons ensemble ce petit reportage qui vous permettra de bien comprendre les enjeux du débat de ce soir. Action ! »
Le grand écran qui figurait jusqu’à présent la balance rouge et bleue des votes finaux, sorte de grande allégorie de la vérité démocratique selon Marc Déhot, laissa place à un fondu noir.
Il fut remplacé quelques secondes plus tard par un gros plan sur le visage de l’animateur, les traits tendus et la voix basse, le ton résolument grave.
« Nous sommes ici à quelques kilomètres de Chambéry en Savoie, au bord du ruisseau du Guiers, où, semble t’il, tout a commencé. »
L’image prit de la profondeur et l’on découvrit à ce moment le présentateur au bord d’un petit ruisseau au creux d’une forêt de conifères et de bouleaux. Des oiseaux chantaient au loin, la rivière courait douce et paisible dans son lit, la mélodie de l’eau s’égrenait fragile au cœur des bois.
Les abords rocheux du cours d’eau étaient, quant à eux, ensevelis dans un méandre de câbles métalliques qui formaient une toile de fer recouvert d’un grillage grossier s’étendant à perte de vue, en amont et en aval du ruisseau.
La rivière semblait enfermée dans cet étau de fer et d’acier, prise au piège. Emprisonnée.
Marc Déhot, habillé en tenue de camouflage, un casque de chantier orange vissé sur le crâne, reprit :
« C’est en effet, à cet endroit précis que, il y a de cela trois mois maintenant, monsieur René Dujeau, pêcheur amateur, a été sauvagement attaqué par une horde de cailloux déchaînés. Roué de coups et laissé pour mort par la bande sauvage, il n’a dû son salut qu’à l’empressement des pierres révoltées à se jeter férocement sur une deuxième victime, madame Jeanine Merielle, partie innocemment cueillir des chanterelles. Nous savons tous hélas qu’elle n’est jamais sortie de la forêt. Elle fut, en effet, retrouvée morte quelques heures plus tard, les membres sauvagement brisés par la force destructrice des pierres rebelles.
Hélas, madame Merielle n’était que la première victime innocente de ce qui allait devenir la désormais odieusement célèbre guerre des cailloux sauvages.
Combien de victimes innocentes ont péri sur l’autel de la bêtise et de la cruauté minérale ?
Nous sommes allés poser quelques questions au ministère de l’intérieur. Car le gouvernement se doit de nous informer, nous, citoyens, nous, victimes anonymes de la barbarie sans nom qui secoue le monde minéral. Car le gouvernement doit prendre les responsabilités qui sont les siennes face à ce cataclysme. Nous sommes en droit de savoir. Nous voulons comprendre et nous voulons que cesse le mutisme derrière lequel nos dirigeants se sont jusqu’à présents cachés dans cette crise sans précédent. »
Nouveau plan
Marc Déhot est sur le perron du ministère de l’intérieur. Il est face à une jeune fille en tailleur gris, apparemment mal à l’aise, elle semble vouloir rentrer au plus tôt dans l’enceinte du bâtiment, elle se dandine d’avant en arrière, un dossier sous le bras.
Lorsque parvient le son de la discussion, Marc Déhot s’emporte :
« - Aucun commentaire, aucun commentaire, comment ça, aucun commentaire ? Les Français n’ont donc pas le droit de savoir ? Est-ce bien là le souci de transparence du gouvernement ? Alors que l’humanité est devant une des crises les plus graves de son histoire ? Nous n’avons pas le droit de savoir ? Nous n’avons droit à aucun commentaire ?
- Ecoutez, monsieur, le Président de la République en personne fera une allocution télévisée pour informer les Français de la situation actuelle, pour l’instant nous ne sommes pas en mesure de donner un compte précis des victimes des…
- Des cailloux sauvages, mademoiselle, n’ayons pas peur des mots, des hordes de cailloux assoiffés d’hémoglobine, voilà ce qui nous préoccupe. Ayons plutôt peur de votre peu d’empressement à réagir face à ce drame.
- Excusez-moi, monsieur, mais je dois vous rappeler qu’une action conjointe des services de police, de gendarmerie et de l’armée, action sans précédent, qui a déjà permis le euh…l’incarcération sous grillage hermétique de plusieurs milliers de tonnes de cailloux et roches de tout ordre est en cours. Cette action a déjà permis de sauver de nombreuses vies, croyez-moi, et… »
Nouveau plan.
Marc Déhot est assis à son bureau, la baie vitrée derrière lui laisse voir les Quais de Seine, entourés des bâtiments les plus modernes de la Capitale. L’air grave, il reprend :
« voilà, chers téléspectateurs la toile de fond qui sous-tend le débat de ce soir. Car, en effet, plus que l’horrible question du nombre exact de victimes passées ou du pourquoi de cette guerre, la vraie question, la question sans précédent peut-être à laquelle doit répondre l’humanité toute entière est : que faire pour gagner cette guerre des cailloux sauvages ? Doit-on continuer à enfermer de la sorte toute particule minérale ? Quelle autre solution peut-on proposer ?
Nous tenterons au cours de l’heure et demie qui va suivre de répondre à ces questions. »
Fondu noir.
Une question en lettre de feu vint s’incruster sur le fond noir de l’écran :
Faut-il réprimer par la violence la guerre des cailloux sauvages ?
La question était posée. Le débat pouvait commencer.
Le studio 21, soulevé deux minutes avant par une confusion de hurlements et d’applaudissements était maintenant plongé dans un silence de mort. Tous les individus qui composaient le public semblaient s’être enfouis dans un monde intérieur où planait la menace d’une mort violente perpétrée par d’hostiles cailloux devenus sanguinaires.
Marc Déhot craignait ce genre de silence dans son studio, synonyme chez lui, d’une baisse de l’esprit Show, de la folie collective qu’il aimait faire naître et donc, par voie de conséquence, d’une baisse de parts de marché au profit de la concurrence. Créer l’évènement, oui, susciter la peur, la colère, tous ces sentiments si favorables au mouvement de masse, oui. Mais pas au prix d’une ambiance d’enterrement. Pas sur son plateau. Pas une semaine après le Gendarme à Saint Tropez.
« Nous allons maintenant faire connaissance avec nos deux équipes, je vais vous demander d’applaudir bien fort les valeureux combattants de la vérité qui vont s’affronter pour nous ce soir pour qu’Avec Déhot, les débats prennent de l’altitude. »
Quelques claquements mornes répondirent à l’exhortation de l’animateur, ce qui fit frémir Marc Déhot.
Il fallait enchaîner, vite.
« Tout d’abord, l’équipe bleue qui représente, ce soir, l’équipe des «pour ». J’ai le plaisir de vous présenter :
Le colonel Yvan de la Garetière, responsable en chef de l’action conjointe lancée par le ministère de l’intérieur sous le nom de du câble sur les cailloux.
Sans transition, merci d’applaudir également :
Gérard Bonnet, gardien de la paix, affecté sur l’opération du câble sur les cailloux depuis le début de l’opération, qui nous parlera de l’atrocité et de la cruauté dont font preuve les cailloux envers les humains.
Et pour finir :
Madame Eléonore Defrichet, victime d’une attaque cruelle qui, si elle lui épargna la vie, la priva à jamais de l’usage de ses jambes.
On applaudit la malheureuse bien fort. »
Les applaudissements commençaient à se renforcer, l’ambiance montait à nouveau, c’était bon signe. Ne pas perdre la main, surtout, enchaîner.
« Et maintenant l’équipe rouge, l’équipe des contre, ceux qui pensent que la situation actuelle doit avant tout pouvoir se régler par la voie diplomatique.
J’ai l’honneur de vous présenter :
Monsieur Ernest Palogui, éminent géologue, professeur à l’Université d’Aix en Provence
Monsieur Stéphane Délagero, Guide de Haute Montagne
Mademoiselle Séverine Listun, Présidente de l’association liberté pour les Cailloux..
Le tirage au sort a désigné l’équipe rouge pour commencer le débat, allons-y, messieurs dames. La parole est à vous. »
Ernest Palogui se tortille sur son siège, petit, mince, il porte une moustache rousse qui s’agite dès qu’il prend la parole. Deux taches rouges s’étendent de part et d’autre de son visage au fur et à mesure qu’il s’exprime :
« - Ecoutez, je suis content que la parole soit donnée à de véritables spécialistes du monde minéral, en effet, regardons le plateau de ce soir, des gendarmes, des militaires, voilà les personnes désignées pour comprendre et trouver une solution face au problème géologique actuel ? Non vraiment, il faut comprendre…
- Problème géologique ? Qu’est-ce que j’entends ? Un problème géologique, mais enfin, monsieur Palogui, ne sous-estimez pas le problème, j’ai vu mes hommes massacrés par votre problème…
- Ahh, ne commencez pas à me couper la parole sergent, je…
- Sergent, moi ? Je vous rappelle…
- Mais que m’importe votre grade, adjudant, que connaissez-vous du schiste, du calcaire, du granit, hein, comment pouvez-vous diriger une campagne contre un ennemi inconnu ? Faites donc appel à de vrais spécialistes qui sauront négocier avec l’ennemi, car ce que les Français doivent bien comprendre, c’est que nous ne pourrons lutter efficacement face à cet ennemi. – Non, caporal, je vous en prie, ne faites pas cette moue - La terre, en tant que telle, EST minérale. Et si nous continuons de traiter la rébellion actuelle comme nous le faisons, nous risquons alors de générer une révolution généralisée des plaques continentales et océaniques et là, amiral, quelle sera votre solution ? Hein ? Vous poserez vos barbelés où, vous pouvez me le dire ? Hein, lieutenant ? Non encore une fois, il est important de négocier, avec chaque groupe armé suivant la psychologie de chacun. Le calcaire, par exemple, friable, est une roche avec qui nous devrions pouvoir rapidement arriver à des compromis, bien sûr le schiste, matière minérale solide, relativement jeune de constitution sera beaucoup plus difficile à canaliser, et dans ce cas, mon capitaine des logis, je peux comprendre qu’une certaine fermeté soit nécessaire…
- Colonel, nom de nom, je suis colonel de l’armée française, décoré pour acte de bravoure et non pas capitaine des logis !
- Oh là là, ça va, on le saura que vous êtes colonel, c’est pas non plus une raison pour vouloir impressionner tout le monde avec vos titres à rallonge. Ça s’est sûr, ce n’est pas dans votre école d’adjudant ou je ne sais quoi encore que l’on vous a appris la négociation.
Toutefois, je reste persuadé que c’est par la voie diplomatique, par le biais d’émissaires désignés de part et d’autre que pourra émerger, au fur et à mesure des négociations, une issue permettant au deux parties de…
- Mais arrêtez cet hurluberlu, cet allumé, négocier…mais enfin, nous sommes face à des pierres, nom d’une pipe, des pierres assoiffées de sang humain, de vrais démons, des psychopathes, il faut au contraire mater la rébellion avant qu’elle ne s’étende, les français ont peur, comprenez-vous, le sentiment d’insécurité est général, les gens n’osent plus sortir à la campagne tant ils ont peur d’être attaqués par une de ces bandes de sauvageons, non, nous nous devons d’être fermes et faire comprendre à ces cailloux…
- Ce n’était pas votre tour de parole, colonel, je suis désolé il vous sera compté vingt secondes de pénalités en faveur de l’équipe rouge, » le coupa Marc déhot.
« - Eh bien, j’aimerais en profiter pour… » commença Stéphane Délagéro, beau guide de haute montagne, tellement romantique.
« - Top ! Equipe bleue ? Vous avez trois minutes.
- Eh bien…
- Ah non, pas vous colonel, et votre pénalité ? Un peu de rigueur, colonel ! Voyons, vous, un militaire… »
L’agent de police Gérard Bonnet lançait des regards en coin en direction de son supérieur, guettant son approbation d’un regard de chien battu pour prendre la parole. Le colonel, quant à lui, tirait énergiquement le pli de son pantalon, cherchant par-là un moyen de calmer ses nerfs, si fragiles, mis à rude épreuve. C’est alors qu’Eléonore Défrichet, s’avançant délicatement dans son fauteuil, leva une main frêle au-dessus de sa tête pour demander la parole.
« - Je ne suis pas ici pour défendre un camp ou un autre, je ne me sens d’ailleurs d’aucun camp, je ne pourrai être ni pour, ni contre, tant que je n’aurai pas pris la mesure exacte de la situation. J’espère seulement ce soir pouvoir comprendre grâce à vous, tout ce qui se passe actuellement. Pourquoi je suis maintenant clouée dans ce fauteuil ? J’aimerais savoir ce qui m’est arrivé, ce sinistre 12 avril. Est-ce que quelqu’un sait réellement pourquoi les pierres se mettent à attaquer les hommes, en avez-vous seulement une idée ? Vous, monsieur Palogui, quel est votre avis de scientifique, avez-vous une théorie ?
- Ah, non, ma petite dame, vous n’allez quand même pas donner la parole à l’équipe adverse, et encore moins à cet hurluberlu ! Ça ne peut être autorisé par le règlement de toute façon », s’écria le colonel de la Guaretière, tout en interrogeant du regard Marc Déhot, pour savoir si tout cela sortait bel et bien du règlement.
Marc Déhot, consultant ses fiches cartons, semblait hésitant. Il entendit alors dans son oreillette la voix de son premier assistant, Jean Etienne Duhart, lui susurrer : « fais parler le géologue, c’est un marrant, celui-là ! »
Il reprit alors, sourire de play-boy aux lèvres :
« - Equipe rouge, vous avez la parole.
- Eh bien, voilà, madame… » reprit l’imminent spécialiste à la moustache dansante « … Il est important de comprendre en premier lieu qu’il s’agit, pour l’instant, d’une rébellion très limitée du monde minéral, limitée s’entend, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif.
Quantitativement, d’abord, la rébellion, s’il s’agit seulement d’une rébellion, je pencherais pour ma part pour un phénomène naturel de déstabilisation touchant la dynamique interne des composants polytripodiques des cristaux constituants la face interne des molécules – J’entends par-là, évidemment, l’assemblage noyau-électron, qui, certainement soumis à une force extérieure, au niveau de la constitution même de la matière, s’entend, influe sur la force dynamique des roches d’où mouvement dynamique, voire phénomène d’aimantisation à l’espèce humaine -
Bref, quelle que soit la raison interne du phénomène, nous avons pu constater que quantitativement, disais-je, les matériaux incriminés dans ces actes de violence ont tous, et j’insiste sur le tous, un diamètre d’une taille inférieure à 12 cm. Il s’agit donc de ce point de vue d’un mouvement localisé à ce que l’on désigne vulgairement par le terme «caillou ». Aucune roche, aucun rocher, et a fortiori aucune falaise, montagne ou autre n’ont encore été incriminés dans ces actes barbares.
Par ailleurs, qualitativement, nous avons procédé à de nombreuses analyses pour définir quel type de roche était en cause, à cet égard, trois familles semblent avoir pris la tête de la rébellion : premièrement, le granit, il semble en tête du mouvement, impliqué dans 65% des attaques, il est le chef incontesté de la rébellion. Arrive ensuite le schiste qui représente 22% des forces adverses, et enfin le calcaire, lui, a été surpris dans 10% des cas. Reste ensuite 2% des assaillants composés de mica, cobalt, quartz, sans doute quelques têtes brûlées isolées qui profitent du désordre actuel pour… »
« Arrête ça tout de suite Marc, c’est pas un rigolo le géologue, la courbe d’audience s’écroule, fais quelque chose, si ça continue comme ça, on est bon pour se retrouver à présenter la météo ! » cette brève incise de Jean Etienne, le génie de l’oreillette réveilla Marc Déhot. Hypnotisé et légèrement engourdi, l’animateur sentait planer à ce moment là, allez savoir pourquoi, l’odeur de craie et de poussière du laboratoire de physique du collège Louis Ampère.
« - Très bien, monsieur Palogui, nous voilà maintenant clairement informés sur l’aspect théorique et scientifique de cette menace, malheureusement les trois minutes imparties à votre équipe sont maintenant écoulées et j’aimerais avoir à présent l’avis, non plus, d’un scientifique mais plutôt celui d’un homme de terrain, d’un homme qui a su, au péril de sa vie affronter le danger et qui est ici ce soir, chers téléspectateurs, pour nous faire revivre ces heures d’angoisse et de violence, monsieur Bonnet, équipe bleue, nous vous cédons la parole :
- Pardon ?
- Nous vous écoutons, monsieur Bonnet, décrivez-nous, par exemple, votre première embuscade, comment cela s’est-il passé, qu’avez-vous ressenti ? J’ai cru comprendre que vous aviez été blessé lors de cette première mission, racontez-nous !
- Pourriez-vous parler plus fort, s’il vous plait, je n’ai pas tout bien entendu, vous ne le savez certainement pas mais j’ai été blessé lors de ma première mission, et depuis j’ai une petite déficience auditive, alors…
- Heu, je disais justement, racontez-nous votre premier combat, votre blessure… »
Madame séverine Listun, Présidente de l’association liberté pour les Cailloux s’était levée, et les bras écartés face au ciel, exhorta :
« - MALEDICTION, C’EST LA MALEDICTION DE GAYA QUI S’ABAT SUR L’HOMME, REPENTEZ-VOUS, L’HEURE DU JUGEMENT DERNIER EST PROCHE, REPENTEZ-VOUS HOMMES ET FEMMES DE MAUVAISE VIE CAR LA FUREUR DE GAYA S’ABAT SUR VOUS !
LES OCEANS VONT S’OUVRIR, LA NATURE VA SE REVOLTER CONTRE L’HOMME.
REPENTEZ VOUS HOMMES DE SODOME CAR LA TERRE VA S’OUVRIR SOUS VOS PIEDS, VOUS SEREZ ENGLOUTIS DANS LES FOUDRES DE L’ENFER.
REDEMPTION, REDEMPTION PRIONS GAYA, LA TERRE MERE, POUR NOTRE REDEMPTION.
- Qu’est ce qu'elle dit ? »
C’était Gérard Bonnet, handicapé - plus qu’il ne semblait au premier abord - par sa blessure.
Marc Déhot, dans un premier temps décontenancé, sut, en professionnel du direct qu’il était, réagir instantanément à cette nouvelle situation.
« - Ainsi, madame Listun, vous pensez, contrairement à monsieur Palogui, également dans l’équipe rouge par ailleurs, que les évènements actuels sont plutôt liés à une sorte de justice divine, et non à un quelconque évènement naturel, c’est bien ça ?
- LA JUSTICE DE GAYA, C’EST ELLE QUI EST A L’ŒUVRE ! OUI. REPENTEZ VOUS POLLUEURS DESTRUCTEURS. L’HEURE DU JUGEMENT EST VENUE AHAHAHAHAHAH !
- Très bien, madame, reprit Marc Déhot, pourriez-vous nous résumer pourquoi vous pensez cela, s’il vous plait, quelles sont selon vous, les causes de ce phénomène ?
- HOMO HOMINI LUPUS COMME JE DIS TOUJOURS, VOILA LA VRAIE RAISON DE CETTE GUERRE !
- Pourriez vous parler moins fort, s’il vous plait, madame ?
- Oui, bien sûr !
- Merci.
- Je vous en prie.
- Donc pour vous quelle serait la solution appropriée pour endiguer cette catastrophe ?
- LE REPENTIR VOILA LE SEUL CHEMIN QUE NOUS DONNE GAYA. LA TERRE MERE. LE REPENTIR ET LA FOI EN GAYA VOILA LES SEULES VOIES POSSIBLES ! DANSONS MES FRERES LA SARABANDE DU PARDON ! »
Madame Listun se mit alors à faire tournoyer les pans de sa robe de chanvre (si, si , sa robe de Chanvre) en entamant une danse de derviche endiablée. Elle se mit alors à ânonner des chants aux consonances Apaches (à moins que ce ne fut Sioux). Vite écartée du champ visuel de la caméra, l’animateur enchaîna :
« - Général De La Guaretière,
- Ah, vous n’allez pas vous y mettre aussi, vous, je suis colonel, nom d’un caillou, colonel !
- Ca y est, ça le reprend…. » glissa, acrimonieux, Ernest Palogui à son confrère de l’équipe rouge, le jeune, fort et beau guide de haute montagne Stéphane Délagero.
« - Excusez-moi, colonel, je disais donc, colonel de la Guaretière, pourriez-vous nous résumer, pour que le public et les téléspectateurs puissent juger concrètement de votre action, quel est votre modus operandi ? comment opérez vous ? quels sont vos objectifs, vos stratégies, tout, quoi !
- Bien sûr, cela me paraît essentiel, en effet, pour prendre conscience de la difficulté de notre tâche, de son danger. Cela, j’espère, permettra de comprendre comment de valeureux et courageux gardiens de la paix, de brillants et téméraires soldats peuvent devenir, alors qu’ils sont encore dans la fleur de l’âge ces pantins disloqués et amoindris.
Ce faisant, le colonel posa, d’un geste paternaliste et condescendant, sa virile main sur l’épaule non moins virile du sus-nommé pantin disloqué et amoindri.
- Hein ? » répondit le valeureux et courageux gardien de la paix Gérard Bonnet.
« - Rien, soldat, rien, la France est fière de toi. Eh bien, pour vous répondre, monsieur Marc Déhot, sachez tout d’abord que tout ceci est classé top secret et qu’il me sera difficile de rentrer trop avant dans les détails…
- Ca commence bien, » glissa, acrimonieux encore, Ernest Palogui à son confrère de l’équipe rouge, le jeune, fort et beau guide de haute montagne Stéphane délagero.
« - … toutefois, imaginez un peu, nous sommes là, soldats hagards et aventureux, le cœur serré par l’angoisse et l’ampleur de la tâche, à l’heure où blanchit la campagne, debout, fiers serviteurs de la France. Au loin retentit dans un souffle de mort, le cri lugubre et menaçant de l’ennemi. Il nous observe, une bande de cailloux hargneux et excités sautillant de rage et de haine. Alors tel un seul homme, s’avance la première ligne, ah qu’elle est belle cette première fille !
- Pardon ? » l’interrompit Marc Déhot
« - Qu’est ce que j’ai dit ?
- Vous avez dit : « qu’elle est belle la première fille »
- J’ai dit ça, moi ?
- Oui.
- Ah bon, je…j’en suis désolé, je voulais sûrement dire…j’en étais où, déjà ?
- Vous disiez « qu’elle est belle la première fille »
- Mais non, avant, justement, je disais quoi ?
- Vous parliez de nos valeureux soldats,
- Ah oui, nos valeureux soldats ! ils avancent, tel un seul homme, gonflés de courage et de bravoure…
- HARE HARE !
- HARE HARE !
- KRISNA KRISNA !
- HARE HARE !
- Excusez-moi, Marc, mais vous pourriez pas la faire taire le derviche derrière, là ?
- Bien sûr, bien sûr ! Madame Listun s’il vous plaît…un peu de calme, d’accord ? Je vais être obligé d’appeler la sécurité si vous continuez, alors du calme, merci. Colonel, je vous en prie, continuez.
- Merci. Ils avancent donc, disais-je, la peur au ventre, la sueur court en rigoles amères le long de leurs joues émaciées par les longues nuits sans sommeil, c’est alors que, surgissant de nulle part…
- Excusez-moi colonel, mais vous avez largement dépassé votre temps de parole, je vais être obligé de laisser le mot de la fin pour l’équipe rouge. A vous, les studios heu…l’équipe rouge. »
Il est beau, il est jeune, de longues boucles d’or descendent sur ses épaules brunies par le soleil d’altitude. Stéphane Délagero sait tout cela. Il sait sa beauté, son charisme, maintenant, il est prêt pour l’avenir. Les caméras, les lumières, le public, tout cela, bien qu’il ne soit jamais encore monté sur un plateau de télévision, fait partie de lui. Il est fait pour ça, ce monde de lumière et de strass. Le succès, la célébrité, et bientôt le cinéma, la gloire, Hollywood, peut-être. Oui, son destin est en marche. Voilà maintenant plus d’une heure qu’il attend son heure, heu, plus d’un temps qu’il attend son heure, non, plus d’une heure qu’il attend son temps…bref, voilà un long moment qu’il attend que tous ces ringards se taisent pour que lui, Stéphane Délagero, promis à la gloire, protégé des muses, puisse prendre son envol vers les cimes du succès. Oh que oui, il est prêt. Il va défendre la montagne que ces crétins veulent ceindre de fer et cela, ce combat contre la bêtise humaine, c’est la plume à la main qu’il va le mener, en chantant son ode à la montagne, son poème, son enfant. Cet ode fera parler d’elle, il le sait.
« Oh montagne, montagne, éternelle
Toi qui depuis toujours est la plus belle
Du haut de tes sommets, sans cesse tu t’étonnes
De ces fourmis minuscules, qui se font appeler hommes »
Nom d’un glacier, que c’est beau !
Marc Déhot interrompt la rêverie du marcheur solitaire :
« - Stéphane, nous ne vous avons pas entendu de toute la soirée, il me semble juste que vous ayez le mot de la fin avant le grand verdict, nous vous écoutons. »
Ca y est, c’est maintenant. Debout, petit homme, l’heure est grave.
« - Chers téléspectateurs, cher public, j’aimerais profiter de la chance qui m’est offerte ce soir de participer à cette émission pour faire comprendre au plus grand nombre d’entre vous que les cailloux, la montagne, la nature ne peuvent être enfermés, ils sont comme l’alpiniste au sommet de la montagne, comme le guide de haute montagne au milieu de l’azur, ils sont libres, oui, libres. Et plutôt mourir libre que vivre couché, non, mourir debout ou vivre ! Ah mais non…bref, en tout cas, la nature est ainsi, l’enfermer, c’est la tuer, c’est pareil pour le poète. J’aimerais d’ailleurs à ce propos, vous réciter une petite ode de ma composition, quelque chose de simple, qui reprend bien… »
Un énorme parpaing venait de tuer Stéphane Délagero sur le coup, il s’était décroché du plafond du studio 21, aidé en cela par quelques complices venus du lit de la Seine…
Ah, pauvre Stéphane, pauvre poète resté à jamais inconnu, toi qui voulais la célébrité, le succès, te voilà hélas à titre posthume récompensé de ton ambition.
En effet, qui a oublié ce qu’il faisait ce jour-là, à cet instant précis même, lorsqu’a démarré la guerre des cailloux domestiques ?
Cette guerre qui embrasa telle une traînée de poudre tout le BTP, du parpaing au ciment en passant par la brique chti et la tuile en lauze.
Comme cela paraît loin maintenant, les bâtiments en dur, les immeubles à cent étages…les promenades, le dimanche à la montagne, à faire les fous sur les pierriers, ah oui, que cela est loin.
Mais, qui sait, demain, peut-être. Un jour, sans aucun doute, j’en ai la certitude, nous vaincrons, oui, nous vaincrons car notre combat est juste, j’y crois dur comme pierre.
FIN
PHOTO : Gisèle Collard
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