Par : Jérôme Bar
Ernest passait son temps sur les quais du port de Loctudy. Lorsqu’il s’installait au comptoir du Rafiot, le bistrot en face de la criée, les clients ouvraient grandes leurs oreilles pour écouter ses histoires de marins, de pirates et de corsaires. Un peu à l’écart, les jeunes se dressaient sur la pointe des pieds pour ne pas perdre le fil du récit. Parfois, lorsqu’il était d’humeur noire, Ernest s’interrompait, refusant de poursuivre les aventures de Barbe-Noire ou de Rackam-le-Rouge :
Ernest passait son temps sur les quais du port de Loctudy. Lorsqu’il s’installait au comptoir du Rafiot, le bistrot en face de la criée, les clients ouvraient grandes leurs oreilles pour écouter ses histoires de marins, de pirates et de corsaires. Un peu à l’écart, les jeunes se dressaient sur la pointe des pieds pour ne pas perdre le fil du récit. Parfois, lorsqu’il était d’humeur noire, Ernest s’interrompait, refusant de poursuivre les aventures de Barbe-Noire ou de Rackam-le-Rouge :
« Foutez le camp ! » bougonnait-il, avec vos histoires de pirates, vous n’êtes qu’une meute de chiens qui ne veulent pas lâcher leur os. Sortez-vous les pouces, prenez la mer ou plongez-vous dans les bouquins si vous voulez connaître la suite ! ».
Tard le soir, quand approchait l’heure de la fermeture, alors que les adolescents avaient gentiment rejoint leurs foyers, les histoires de fesses et de jolies femmes prenaient la place de celles de marins. Le vieux invitait alors ses quelques amis et les âmes solitaires échouées au Rafiot à prendre un verre – à leur santé et à leurs frais – pour leur raconter une histoire qui, disait-il, leur ferait remuer la queue.
Malgré sa voix claire, ses yeux vifs et un âge encore vert, Ernest éprouvait désormais des difficultés pour quitter son perchoir, un tabouret qui avait pris la forme de son arrière-train. Le vieux se retirait de plus en plus souvent à une table isolée, près de la fenêtre qui donne sur le port, comme s’il fuyait l’agitation du zinc. Après deux ou trois verres, le regard perdu, sa tête faisait le métronome, dodelinant de droite à gauche en lui donnant un air de triste pantin.
Carlos, un mareyeur du port, était le plus fidèle ami d’Ernest. La quarantaine bedonnante, il traînait une réputation d’ours mal léché. En ville, il était facilement reconnaissable – en dehors de la blouse blanche et du bonnet en plastique qu’il portait à la poissonnerie – à son jogging bleu à bandes blanches (toujours le même ?) avec lequel il s’habillait été comme hiver et du soir au matin. Carlos saluait rarement et toujours de façon gutturale, comme si on lui arrachait une dent. La plupart des gens pensaient qu’il était aussi manœuvrable qu’un supertanker sur son erre. Instable et lunatique, beaucoup de loctudistes se méfiaient de lui. Ils avaient tort. Si Carlos était sérieusement cuirassé, c’était pour éviter de se laisser ronger par la colère et l’amertume. Tel un chien apeuré par l’orage, il aboyait pour tenir à distance les gens qui pouvaient se moquer de son obésité ou de son célibat prolongé (et définitif). Cependant, sous la rugosité de son feuillage, Carlos dissimulait un cœur d’artichaut. Les soirs de fête ou d’oubli, quand l’alcool avait coulé à flots et que les derniers rats avaient quitté Le Rafiot, il était celui qui supportait la tête d’Ernest – qui menaçait de s’effondrer sur un plateau de table en marbre zébré – et sa conversation.
Le ciel était gris et les touristes peu nombreux en cette fin d’après-midi du mois d’octobre. Ernest et Carlos grignotaient des cacahuètes en discutant de la pluie et du mauvais temps de la veille. Derrière le flipper, trois jeunes gars étaient plantés devant les clips de MTV et les déhanchements de danseuses afro-américaines. Le Rafiot faisait son chiffre d’affaire en été, à l’heure de l’apéro et du retour des chalutiers, quand les parisiens viennent acheter les langoustines vivantes, fraîchement débarquées. En hiver, le Finistère en général - ses pierres austères, la rugosité de ses gens et son ciel plombé – et Le Rafiot en particulier se prêtent peu à la douceur et la convivialité d’une terrasse accueillante. Le cri agressif d’une mouette est au Finistère ce que les cigales sont à la Provence : bien plus qu’une image d’Epinal.
Ernest quittait généralement le comptoir avant Carlos pour, disait-il, aller se dégourdir les pattes. Ce soir là, il était dix-sept heures trente quand Ernest tira sa révérence. « M’sieurs, Dames » salua-t-il, au cas improbable où une jeune femme se soit malencontreusement glissée dans l’univers dépeuplé et masculin du Rafiot. Le vieux descendit tranquillement les quelques marches qui séparent le bar de la plage. Devant lui, L’Atlantique mangeait l’horizon et se perdait dans sa gourmandise. L’océan semblait de fort bonne humeur, calme, presque accueillant. Ernest aimait sa Bretagne, particulièrement lorsque l’automne s’attardait et, têtu, tenait tête à l’hiver.
Parce qu’il n’avait rien de mieux à faire, Carlos regarda son ami s’éloigner. Il ne distingua qu’un éclat de lumière quand son ami se pencha en avant pour ramasser quelque chose. Ernest écarta alors les bras et tel un grand oiseau de mer, obliqua vers le sud pour courir le long du rivage avant de revenir sur ses pas. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable sombre et sa course était heurtée, chaotique. Revenu à son point de départ, il chuta et se retrouva le bec dans le sable. L’oiseau s’était métamorphosé en crocodile. Le vieux avait visiblement perdu la boule. Il s’approcha silencieusement de l’objet, comme si sa proie, enfouie dans le sable, avait pu s’envoler ou se terrer plus profondément. Il s’agissait d’une bouteille polie par le sel et les vagues, certainement échouée sur la grève durant la tempête de la nuit précédente. Le verre était doux, opaque et laiteux. Il témoignait d’un séjour prolongé dans des eaux corrosives : les sucs gastriques de l’Ogre Atlantique avaient commencé à le digérer.
Du Rafiot, Carlos observait toujours le vieil homme, intrigué par son étrange manège. Lorsque Ernest se releva avec une bouteille à la main, sa tête s’inclina en arrière et un rire gargantuesque sortit de sa gorge, gonfla puis secoua son corps de tremblements. On aurait dit un english pudding qui se fend la poire ! Son rire se brisa net quand son regard retrouva l’horizon, la plage et son ami. Il se dit à lui-même, un rictus hésitant au coin des lèvres :
« Je crois que cette fois ça y est, le vieux a pété une durite ! Comme un cochon dressé pour dénicher la truffe, il vient de déterrer une bouteille de lambig ! »
La bouteille n’était pas vide. Ernest hésita à l’ouvrir comme si de mauvais génies pouvaient en sortir. Il se souvenait aussi d’une émission télé où d’honnêtes citoyens étaient piégés par des caméras cachées. Etait-il possible que l’on se joue ainsi de lui ? Quelqu’un savait-il ? Il reposa donc sa prise, s’en éloigna de deux pas, s’accroupit et observa tour à tour la bouteille et la plage sur laquelle elle s’était échouée. Pas de caméras à l’horizon. Ernest se saisit donc de la bouteille et l’ouvrit. Le bouchon ne lui résista pas longtemps, épuisé par sa lutte contre l’océan, sans même un joyeux « Pop ! ». Aucun génie n’en sortit, pas même un tout petit. Il n’y eut qu’un léger souffle, comme un soupir. Etrangement, c’est le nez qu’Ernest posa tout d’abord sur l’objet, comme s’il s’agissait d’un parfum ou d’un Armagnac. Puis, l’œil rivé au goulot, il scruta l’intérieur comme le marin lit l’horizon ou l’astronome les étoiles. Il y avait là un petit papier jauni qui ne payait pas de mine. Fébrile, Ernest retourna la bouteille de laquelle s’échappa le manuscrit. Coquille d’huître délestée de sa perle, il laissa alors tomber la bouteille à ses pieds.
Avec la plus grande délicatesse, Ernest déroula le parchemin. Ses yeux couraient de ligne en ligne comme les nuages d’altitude sur l’océan. Une houle se leva alors et gonfla les veines de son cou et de ses tempes. Par vagues, le sang irriguait son âme agitée. Sur sa langue, déferlaient des expressions de surprise, d’incompréhension et d’effroi qui s’échouaient avant d’avoir franchi le seuil de ses lèvres : « Bon sang, ce n’est pas possible!…Nom de Dieu!…Comment a-t-elle pu… » bredouillait-il.
Ernest se déshabilla entièrement puis, léger et nu, franchit d’un pas décidé les premières vagues, puis les suivantes. Il eut très vite de l’eau jusqu’aux épaules. Il continua alors à avancer et se laissa littéralement engloutir par l’océan. Etait-ce une lame de fond ? Est-il possible de se laisser ainsi couler comme une pierre, sans un geste ? La mort peut-elle, l’âge aidant, être si séduisante qu’elle vainc la frilosité des hommes à son encontre ? Jamais nous n’aurons la réponse du principal intéressé. Une fois de plus, Ernest s’en était allé sans terminer son histoire.
Carlos, qui jusqu’alors gloussait sur la santé mentale du vieux, devint tout pâle quand celui-ci ne réapparut pas après de longues et lourdes secondes. Estomaqué, il se frotta les yeux, se leva précipitamment, puis, du seuil du Rafiot, hurla à la ronde : « Ernest ! Ernest ! Bon dieu, il s’est noyé ! Aidez-moi ! ».
Trois bonnes minutes plus tard, Carlos s’égosillait encore, de grosses larmes coincées au coin des yeux. Lorsqu’il arriva sur la plage, suivi des quelques clients du bar et de passants alertés par ses cris, l’océan n’avait gardé aucun souvenir du vieil homme. Pas la moindre trace de lutte. C’est en baissant les yeux, qu’il rencontra des empreintes de pas et les vêtements de son camarade. Ils ne disaient rien, ne trahissaient malheureusement pas les quelques pensées qu’il avait laissées derrière lui.
Sur le sable sombre, demeurait le petit papier. D’une écriture nerveuse et précise, il était écrit :
« Dieu a distribué les cartes. La donne ne m’a pas été franchement favorable car je suis mal foutu, fragile et boiteux. C’est ainsi. Cependant, Il m’a donné un supplément d’âme, une cartouche de plus : le rêve. Jusqu’alors, le rêve a été mon pansement, ma béquille, ma route et mon issue de secours. J’ai beaucoup rêvé, trop peut-être. Ma courte vie n’est qu’un tissu de mensonges, ou plus exactement un patchwork des histoires des autres que j’ai voulu miennes et que je prends plaisir à raconter, soir après soir. Le rêve peut aussi être une prison. Cette bouteille à la mer n’est pas un appel au secours, c’est une déclaration d’indépendance. Je jure, et que l’océan m’engloutisse dans l’instant si je mens, de vivre pleinement les années qui me restent et de n’être l’esclave de rien ni de personne ».
C’était l’écriture d’Ernest. Enfin, du jeune homme de vingt neuf ans qu’il avait été autrefois. Sous la carapace du crocodile sommeillait un goéland aux ailes froissées. Le vieux bonhomme bourru, alcoolique et terre à terre qu’avaient connu les gens du village n’était que la mue d’un insatiable rêveur. Imaginez un miroir capable de vous mettre sous les yeux les rêves de vos vingt ans… C’est à vous glacer le sang, non ? Ernest s’était promis de vivre une longue et belle histoire, ou tout au moins d’essayer. Il avait trahi sa promesse et la bouteille le lui avait cruellement rappelé. Il s’était certainement reproché de n’avoir pas même dévoilé son jeu. Il avait simplement passé son tour, sa vie durant. Enfin presque, son départ n’ayant pas manqué d’un certain panache !
Sur la plage, après quelques minutes d’attente et une tentative infructueuse de repêchage, Ernest n’était toujours pas réapparu. Alertée, La SNSM (Société Nationale de Secours en Mer) avait sorti Le Margodig, sa vedette rapide. En vain. Les gens s’étaient alors dispersés, laissant Carlos perdu dans ses pensées, de l’eau jusqu’aux genoux, les yeux désespérément tournés vers le large. Il ne parvenait pas à admettre, ni même à comprendre, ce qui semblait être un suicide. Bien sûr, lui aussi avait eu des rêves. Mais il s’était fait une raison, bon sang ! Il avait fini par y renoncer ! Il s’était bien vite aperçu qu’il avait les bras trop courts pour retenir les songes qui le traversaient. Alors il les regardait passer, comme de beaux cumulus lumineux, changeants et éphémères. Il s’accrochait à des choses simples. Il ne s’en faisait pas comme on dit.
Quelques jours plus tard, au large des îles de Glénan, les gars du Glaz Korrigan, chalutier immatriculé au Guilvinec, ramenèrent le corps d’Ernest dans leurs filets. Ses yeux avaient été dévorés. Sûrement par des goélands.
FIN
PHOTO : Michel Hosteing
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