Adriatik Tour, 2500 km à vélo
par Emilien Cancet
2500 kilomètres à vélo autour de l’Adriatique. L’Italie continentale, la Sicile, la Croatie. Les pluies rafraîchissantes des premiers jours de mai. Les camaïeux verts des collines de Toscane. Les premiers cols conquis. Les lacs bleu pastel et les routes bordées de peupliers. L'enfer irrespirable des agglomérations. Les reliefs ciselés de la côte amalfitaine. La vallée de l'Etna qui glisse de Randazzo vers Taormina. La tranquillité des côtes karstiques croates et ses eaux d’azur. L’excitation d'une nouvelle étape à laquelle se mesurer, celle d’un nouveau col à gravir. Contempler, une soif jamais assouvie. Deux mois, dehors, 24h/24 !
Rythmes et cadences
Au départ j’ignore tout des vitesses à adopter sur plat, en montée ou en descente. Très vite, le vélo me dicte la marche à suivre. Les pieds dans les étriers, c’est la monture qui me dompte et impose les limites. Après quelques jours, ma cadence est trouvée. Je tiens enfin les rênes fermement. La mécanique des vitesses, des plateaux, l’ampleur de leurs possibilités ne font plus l’ombre d’un doute. Alors, je maintiens la barre et vogue sagement en dessous de mes limites. Mon souffle n’est plus coupé comme dans la première côte éreintante. Finis la transe des premiers jours, les efforts démesurés, les yeux rivés sur le guidon. J’ai progressé, gagné du souffle, des jambes. Les kilomètres encaissés n’ont pas servi à rien. Peut-être plus modeste dans les côtes, je suis plus audacieux en descente où je frise à présent les 70 km/h. De toute évidence, ce rythme est idéal. Il occupe du temps et j’en ai ! 3 heures, 4 heures, jusqu’à 6 heures de vélo quotidien.
La côte
Une longue ligne droite inclinée en ma défaveur. Au loin, la route semble monter sans fin. Je sais bien ce qui m’attend. A un rythme audacieux, je me jette contre la pente. L’ascension commence à une cadence qui est au-delà de mes forces. Pourtant je sais que j’arriverai au bout, le col est à portée de pédalier. Je passe de 20 km/h à 15, puis 7. Plus la côte est raide, plus mon vélo devient un fardeau. Mes cuisses peinent déjà et je sens mon souffle s’accélérer malgré moi. Inspirer par le nez, expirer par la bouche. Trouver un rythme, ne pas le lâcher ! Je ne suis qu’au début de l’ascension et déjà perlent sur mon front les gouttes de sueur. J’approche d’une courbe. Comme à chaque fois, j’espère moins de relief, une pente plus douce, salvatrice. La côte continue sur une longue et déprimante ligne droite. Je rebaisse la tête, abattu. Mon visage ruisselle. Mes sourcils sont pleins de sueur. Ils débordent d’une eau mêlée de crème solaire qui me pique les yeux. De la paume de la main, j'éponge mes sourcils et m’essuie sur mes cuisses. Mon nez coule, je me mouche dans le vide. Mon dos et ma poitrine transpirent comme dans un sauna, tout mon corps luit. Je dois boire. Une gorgée d’eau suffit à me couper la respiration. Alors, j’arrête de boire et la tête dans le guidon, j’avance. Parfois je n’observe même plus le paysage, toute ma concentration est tournée vers ce vélo qui roule vers les sommets, je ne sais plus comment ! Je retire pour la énième fois le trop plein d’eau au-dessus de mes yeux lorsque surgit là-bas l’arrondi, le col, la fin de l’ascension. La route disparaît de l’autre côté. Mon souffle s’apaise déjà tandis que mes jambes douloureuses donnent les derniers coups de pédales qui m’entraînent au sommet. Le vélo s’immobilise, je descends prudemment les cuisses ramollies par l’effort, les mollets tremblants, le corps fébrile mais déjà conquérant d’une nouvelle étape de montagne. Ce qui m’attend sur l’autre versant est au-delà de toute espérance. La descente, l’antithèse de la douleur, la récompense d’une lutte mentale et physique presque oubliée, déjà.
La descente
Entre une et quatre heures de côte, plongé dans l’hypnose du rythme et de la sueur. Après 50 kilomètres, le col est enfin conquis. A présent mon vélo-fardeau prend le relais et nous pousse vers l’avant. A nous deux, 110 kilos précipités dans le vide. Une accélération franche. La gravité joue en notre faveur. 1237 mètres d’altitude, devant moi 20 kilomètres de descente où pédaler ne sert plus à rien. Le vélo est livré à lui-même. Il m’entraîne jusqu’à 70 km/h. Les virages en lacets m’obligent à ralentir considérablement. Mais, le poids de l’engin me happe de nouveau vers le bas. Sans cesse, je reprends de la vitesse. Je n’ai plus les yeux rivés sur le guidon mais sur l’horizon. Je laisse le paysage défiler. Je respire à pleins poumons. Assis sur l’arrière de ma selle, je tends les jambes l’une après l’autre, redresse ma colonne, m’étire comme je peux. Je relâche tout et abandonne mon vélo à sa distraction favorite, la grande vitesse! Attention aux éventuels graviers indésirables, aux nids-de-poule, aux rainures et déformations de la chaussée, aux voitures évidemment. Lancé à pleine vitesse, souvent torse nu et sans casque, je ne donne pas cher de moi contre un pare-brise ou le bitume. Mais les 110 kilos collent à l’asphalte, encaissent les coups et filent droit. Je peux voir à présent mon compteur défiler. Je ne fais plus 9 kilomètres en une heure, mais en 10 minutes! Je croise souvent la route d’insectes volants qui s’écrasent à pleine vitesse sur mon torse, mes bras ou mon visage. Un petit choc, c’est une mouche ou une abeille qui vient d’être assommée. Un grand choc, je sursaute, c’est encore un de ces maudits scarabées ! Lunettes sur le nez et bouche fermée pour les éviter, comme dans une soufflerie, je teste mon aérodynamisme. Dans les courbes je n’ai qu’à me pencher légèrement du bon côté. Les kilomètres d’effort sont déjà loin quand s’annonce la fin de la descente, cette dernière étape de la journée, la plus belle, la plus appréciée. Un vrai bonheur chaque fois renouvelé.
Effort physique
Je me souviens des tours de stade au collège et au lycée, des 50 fastidieuses minutes qu’il fallait vaincre pour avoir tout juste 10/20. Je me souviens du 100 mètres nage libre du baccalauréat, à bout de souffle, un calvaire. Je me souviens des footballs du dimanche, des accélérations, de l’adrénaline, des actions menées sans respiration jusqu’à la passe décisive. Chaque fois au bord de l’étouffement. A vélo, l’effort physique n’est pas aussi excessif. A contraire il est mesuré, soutenu et étalé dans le temps. Il faut s’économiser, garder des jambes pour l’après-midi. Et pourtant, durant la soirée tout effort devient surhumain : aller chercher dans la tente mon couteau, les pâtes ou le thon. Combien de fois me suis-je relevé inutilement ce soir ? La fatigue m’impose de penser à tout. Peu à peu je m’organise. Je me sens en bonne forme! Une sensation de fatigue saine, de qualité.
La réflexion à vélo
Je suis parti en me disant : « toutes ces heures sur la selle, à quoi vais-je bien penser ? J’aurai le temps ! ». En réalité, la réflexion dépend d’un aspect non négligeable, le relief. A plat, à un bon rythme, je pense bien plus vite que le vélo n’avance. J’observe le paysage, me questionne sans cesse. Dans une rude déclivité, en revanche, je cesse presque totalement de penser. Et s’il m’arrive de réfléchir, c’est pour spéculer sur la distance qui me sépare du sommet.
L’observation du paysage
Le voyage à vélo? Premièrement, c’est un défi avec soi-même. Dur de réaliser qu’on va pouvoir faire 2500 kilomètres le cul sur une selle. Pourtant, une fois lancé, on accepte vite cette idée. Deuxièmement, on découvre les petits inconvénients du vélo (l’effort et les crevaisons) mais c’est sans compter ses avantages indéniables, notamment la dimension sportive du voyage et la vitesse réduite. On apprécie mieux le paysage à 25km/h. On l’observe en détails, on ne loupe rien ou presque. On peut s’arrêter à tous moments, éviter les embouteillages, emprunter les pistes, déboucher sur une crique perdue, se perdre dans la nature et tout de même réaliser des étapes quotidiennes de 50 à 100 kilomètres. On avance à un nouveau rythme, le sien.
Retour au bercail
Mon vélo arbore à présent les autocollants d’Italie, de Sicile, de Croatie et de Slovénie. 2500 kilomètres parcourus sur cet engin. Je rentre au bercail. Je détache pour la dernière fois les sacoches de la masse compacte qui fut ma maison. Je remets chaque chose à sa place. Terminée l’hyperactivité. Tout redevient simple. Plus besoin de maintenir son vélo debout constamment pour chercher de quoi manger dans les poches latérales des sacoches, il suffit d’ouvrir le frigo. Plus besoin de monter sa tente pour trouver le confort, il est là, partout. Plus besoin de laver son couteau, il y a une machine pour ça. Ni de ranger et sortir sans cesse ses vêtements, il y a des étagères pour les disposer. Plus besoin de pédaler, non plus, il y a des voitures et des trains. Ici, que reste-il à faire au juste ?
Texte et images : Emilien Cancet
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