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Le monde du bout... III

 

Le monde du bout du monde III

par Jérome Bar

Chez les "puesteros" du Cerro Nevado

Les archéologues du Musée d'Histoire Naturelle nous avaient dit: "Allez voir les puesteros de la plus grande association de voisins du monde, ils sont très sympas !". Ils avaient découvert lors d'une campagne de fouille (quelques pointes de flèches laissent supposer qu'il s'agissait d'un site de passage des indiens Pehuenches) des gens tellement isolés que leur rassemblement paraissait un miracle ou tout du moins la conséquence d'une volonté farouche. Ils nous avaient donc donné le contact d' Angel, 62 ans, un soi-disant "ami des puesteros" et communiste notoire. Le gars paraissait un peu louche mais bon, il fallait passer par lui et sa camionnette pour parvenir jusqu'au pied du Cerro Nevado.

Le jeudi, Pablo et moi retrouvons Angel à l'aube. Le soleil se lève derrière le Cerro Nevado qui, imposante sentinelle des premiers contreforts de la Cordillère des Andes, culmine à 3800m au dessus de la plaine, à plus de 200km de San Rafael. Après trois heures de pistes, nous nous retrouvons sur les bords d'un ruisseau, au lieu-dit Agua de los Caballos où se trouve le siège de la Union Vecinal Costa del Cerro Nevado. Nous sommes au Nord-Est de la montagne et au centre névralgique d'un territoire immense de 900km² où vivent à peine 33 familles. Les puesteros, littéralement "ceux qui habite le puesto, le poste", sont ces argentins qui, dignes descendants des pionniers, se sont installés en pleine pampa ou sur les coteaux arides des plateaux de la Cordillère des Andes pour élever des chèvres, des vaches et des chevaux. Là où ils se sont installés, les grands peupliers brisent la monotonie des buissons secs d'épineux et de cette ligne d'horizon qui semble infinie. Les puestos sont tous situés aux alentours des cours d'eau, là où peut s'épanouir la vie dans des manifestations aussi diverses qu'un jardin potager, une chèvre, un pied de vigne ou même ce maté si sucré dont raffolent ces argentins "des champs" (ceux "des villes" le préfèrent amer). Les noms des puestos sont marqués de cette empreinte aquatique puisque tous commencent par Aguas, les eaux.

Ce qui nous amenait là, hormis les étendues sauvages, est une enquête en vue de la publication d'un guide - "Los que mueven San Rafael" - d'initiatives collectives solidaires. Les puesteros du Cerro Nevado se sont unis, il y a 5 ans, pour rompre leur solitude, s'entraider, bénéficier de l'appui de la lointaine municipalité de San Rafael et se défendre contre ces promoteurs de Buenos Aires qui, depuis les cabinets de notaires, veulent s'emparer de leurs terres. Il existe en Argentine une loi mise en place pour favoriser la colonisation des terres dite ley de arraigo : celui qui est installé depuis 20 ans sur une terre sans payer de loyer peut revendiquer la propriété légale de cette terre. Cependant, les puesteros, parfois installés depuis trois générations, sont pour beaucoup analphabètes et n'ont pas effectué les démarches administratives nécessaires.

Daniel nous dit : "Cela fait 36 ans que nous sommes installés ici. La vie est dure, d'ici peu va tomber la neige et nous serons complètement isolés. Les jeunes s'en vont à la ville ou parfois s'installent plus loin, construisant leurs propres puestos. Dans cette vallée, il n'y a plus de place car l'élevage des chèvres est extensif et la campagne ne donne plus ". Mais plus loin, plus au sud, peut être…". Les puesteros parlent peu. Leur langue semble aussi sèche que la nature environnante et leur parole aussi précieuse que l'eau des maigres ruisseaux qui arrosent leurs potagers. Lorsque je demande à Daniel combien de chèvres il possède, la réponse est évasive, les yeux inquiets, sûrement conditionnés par la peur de l'impôt. Finalement, il me dit ne pas les compter, en perdre parfois où s'en faire dévorer par les pumas, nombreux dans la Sierra toute proche. 350 environ finit-il par avouer.

A l'heure de la sieste, Pablo et moi profitons du sommeil d'Angel pour explorer les alentours. Nous gravissons les premières pentes du Cerro Nevado, ancien volcan au dôme cabossé. Parfois nos yeux se détournent du sol jonchés d'épineux, distraits par un cheval sauvage, un cactus majestueux ou une de ces petites tornades de terres, inoffensives et si fréquentes dans la région. Plus tard nous visitons les puestos de Agua de los Pajaritos puis de Aguas Calientes où nous sommes accueillis par Don Carmelo (78 ans) et sa femme Maria. Celui-ci vit dans ce puesto depuis 1925, lorsque ses parents sont arrivés du Rio Colorado, plus au sud, dans l'espoir de trouver du travail dans une mine de cuivre des environs. Il a passé sa vie à planter des arbres, irriguer les quelques terres cultivables du lieu et surtout rassembler et protéger ses chèvres. Il nous raconte les étés passés dans les pâturages d'altitude, les pumas qu'ils appellent Leones (lions), les renards et les quirquinchos, sorte de petits tatous que l'on cuit directement dans sa coquille, sur le feu. Son fils nous décrit la doma, le domptage des chevaux sauvages. La terrasse du puesto est couverte par le plus vieux pied de vigne du département. De la taille d'un tronc de peuplier, il date de 1935, donne toujours de généreuses grappes de raisin et une ombre précieuse par les brûlantes journées d'été.

Le lendemain matin, alors que je prenais quelques notes en vue de la rédaction de cette chronique, sont arrivés les premiers puesteros. Peu à peu, s'est formé devant l'enclos de Daniel un véritable "parking" de chevaux. Certains cavaliers, pantalons bouffants, sombreros et éperons, étaient partis à l'aube et avaient fait pas loin de 20km pour assister à la réunion. Il n'en manquait pas un. Même Doña Rogelia (87 ans) était venue. Elle habite pourtant un des puestos les plus reculés de la région et n'en était pas sortie depuis la mort de son mari, il y a trois mois. Ses traits cuivrés trahissent des ancêtres mapuches. Elle passera la journée sans un mot, sans une larme, fumant des cigarettes roulées dans du papier journal.

Quand ils se réunissent, les puesteros partagent un jour entier de discussions, plaisanteries, vins et chevreaux. Beaucoup sont parents et s'interpellent par des tio, padrino ou sobrina. Les hommes parlent peu. Les femmes un peu plus. Elles échangent nouvelles et informations sur la santé des uns et des autres, sur la scolarité, en internat dans une auberge-école, des enfants, sur leurs potagers ou la dernière série télé. Depuis peu, sont installés sur certains toits paraboles et panneaux solaires. Le monde extérieur, au travers de TéléSur, unique chaîne par canal aérien, fait irruption dans la vallée. Une radio émettrice-réceptrice a également été installée au siège de l'Union Vecinal. Sur les ondes de la radio de Punta del Agua, chaque jour, 15 minutes sont consacrés aux puesteros. On peut y entendre : "Demain en fin de matinée, Don Ortubia livrera un sac de farine à Don Pepe", "Vendredi aura lieu la réunion de l'Union Vecinal" ou encore "Un marchand ambulant annonce qu'il passera de puesto en puesto pour vendre articles de nettoyage et soins pour le corps". Ils parlent aussi de la construction d'une salle de soins où jeunes et vieux pourraient consulter une infirmière du district et plus sporadiquement un médecin ou un dentiste venus de la ville pour deux ou trois jours. Elle pourrait être occupée entre temps pour l'enseignement du tissage traditionnel, la coupe des cuirs ou l'alphabétisation des petits et grands.

Le soir, nous chargeons les sacs dans la camionnette alors que le soleil est déjà bas dans le ciel. Je demande à Daniel et Julia puis à Don Carmelo, sa femme et ses fils, si je peux faire une photo. Ils prennent la pose, fiers et superbes. Je reviendrai, au printemps, peut-être pour aller plus loin sur les flancs du Cerro Nevado, qui sait, jusqu'au sommet. Une chose est sûre, je reviendrai… sans "l'ami Angel" qui, s'il nous a ouvert la porte des gens de cette vallée, nous a parfois privés de leurs mots ou de leurs silences.

San Rafael, Juillet 2003

Jérome Bar



Au service de la photographie depuis 2001