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Le monde du bout... V

 

Le monde du bout du monde V

par Jérome Bar

San Rafael, Mendoza, Argentina

Je vous écris depuis chez nous. Après deux mois passés sur les routes, nous avons défait nos bagages, rangé nos sacs à dos, replié la carte de l'Argentine et commencé à reprendre des habitudes. Si cela nous attriste ? Pas vraiment. Nous avons suffisamment goûté aux plaisirs de l'errance pour, désormais, apprécier un enracinement très provisoire.

San Rafael. Deux cents kilomètres y pico au Sud de Mendoza, cet oasis prospère vit de son soleil, de sa terre, de son vin et de l'eau qui, depuis la cordillère, à travers montagnes et plateaux, irrigue largement la ville et ses alentours. Partout, l'eau court. Les acequias - canaux d'irrigation - sont les veines de San Rafael. A ciel ouvert, ils rappellent au promeneur attentif le caractère hostile et désertique du site et le génie des hommes qui ont su l'apprivoiser, le planter d'arbres immenses dont les cimes finissent par se rejoindre pour former des voûtes sous lesquelles il fait bon vagabonder.

A Buenos Aires, inévitablement, lorsque nous évoquions San Rafael, les gens qui connaissaient la ville, joignaient le pouce et l'index puis nous montrant le cercle ainsi formé, le sourire aux lèvres, nous disaient : " San Rafael. Es asi ! Un huequito ! " (San Rafael. C'est comme ça. Un [petit] trou !). S'exprime bien évidemment, comme partout (clin d'œil aux parisiens), l'égocentrisme des gens de la capitale qui voient la province, jusque dans ses grandes villes, comme une vaste campagne. S'il est vrai que du ventre, le plus visible est le nombril, il n'en est pas le plus vivant mais l'origine quelque peu fossile. Si l'image du huequito me semble quelque peu exagérée au vu des quelques activités proposées ici, elle ne l'est pas d'un point de vue géographique : San Rafael est le nombril du Sud Mendocino, seule ville d'importance à deux cents kilomètres alentour. Ici tout se sait et chacun connaît tout le monde. La ville semble vivre en vase clos : avec l'écho, le moindre chuchotement se répercute aux quatre coins de la ville.

Ce dimanche, armés de notre carte, nous sommes partis à la rencontre des cañons et plateaux. " Nous nous arrêterons manger à Valle grande, El Nihuil ou El desvio !" me proposa Angeles le doigt sur des points qui bien que modestes semblaient indiquer la position d'un village. En sortant de San Rafael par le sud, l'oasis se poursuit sur une vingtaine de kilomètres et étend la ville comme un élastique, en espaçant peu à peu les fermes, les bodegas (caves à vin) et quelques nœuds habités. Dès l'orée de l'oasis, passé le dernier arbre, s'étend le désert avec ses rares buissons épineux. Lentement, la route s'élève dans le canon du Rio Atuel, croisant de grands ouvrages hydroélectriques et de petits lacs de barrage. Passé el lago de Valle Grande, nous laissons l'asphalte derrière nous pour une piste de terre qui, en lacets serrés, rejoint le plateau dominant le cañon. Lorsque nous passons le dernier lacet, le dernier mamelon, apparaît dans mon rétroviseur la cordillère des Andes et ses sommets enneigés, à quelques cent cinquante kilomètres d'ici. Nous nous arrêtons pour profiter de notre première vue sur la cordillère, prendre un maté  et, du même coup un rendez-vous avec ses sommets que nous irons taquiner, humblement, dans quelques semaines.

Comme tous ces pays peu peuplés dont la géographie prédomine sur l'histoire, dont les distances marquent les paysages et les gens, l'Argentine se découvre par la route. J'imagine que l'Australie ou l'Ecosse  peuvent susciter des impressions similaires. En Argentine, les villes se méritent, savent se faire désirer. Lorsque nous avons pris la route de Mendoza, le week-end dernier, armés de notre thermo de maté, nous nous sommes à nouveau sentis dépaysés, comme aspirés par un courant ascendant qui, en nous faisant prendre de la hauteur, nous permettait de voir l'Argentine dans toutes ses dimensions. Lorsque l'on quitte San Rafael, une porte immense marque l'entrée du désert. Après, sur près de 100 km, le bandeau d'asphalte est la seule aspérité d'un paysage de plateau aride avec, en fond, les plus hauts sommets de la Cordillère des Andes. Parfois, des lignes à haute tension ou, plus discrets des poteaux téléphoniques, venus sûrement de loin et allant je ne sais où, traversent l'horizon. L'espace a ici une telle importance qu'il a façonné un monument culturel argentin : le gaucho. Le gaucho est le cow-boy argentin, épris de liberté, de grands espaces et de chevaux. Tout comme son homologue nord-américain, le gaucho s'occupe des vastes troupeaux de bétails. Moins équipé cependant, ou plus pacifiste, le couteau remplace ici le Colt et le lazo la Winchester. Egalement dépourvu de saloon, le gaucho remplace le whisky frelaté par un maté tout ce qui a de plus authentique. Le gaucho est, me semble-t-il un personnage nettement moins énervé, moins speed, plus sauvage et écologiste que le cow-boy des westerns de mon enfance. On trouve également dans la construction du personnage, un trait intéressant et caractéristique d'un pays d'immigration : le gaucho est métis d'indien et de colon espagnol. Il est, pardonnez-moi l'expression, le fruit de la semence du vieux monde dans les terres neuves d'Amérique du Sud. Etranger pour les uns comme pour les autres, le gaucho n'a eu d'autre choix que le désert, et l'indépendance pour façonner son identité et un nouveau style de vie. Plus tard, lorsqu'il se fut installé, il commit une sorte de parricide en participant à la chasse à l'indien, au génocide des peuples autochtones du cône sud américain. Aujourd'hui, des barbelés quadrillent désormais les pampas et les piémonts, à l'exception de la sauvage Patagonie. J'avais plaisir à m'imaginer, avant le départ, de romantiques balades à cheval et des couchers de soleil sur un air d'harmonica en chantant comme dans une dernière bulle de BD " I'm a poor lonsone gaucho and a long long way from home ! " ... Et bien, c'est raté !

Du gaucho, les argentins ont conservé les coutumes culinaires. Dans chaque ville du pays ou sur le bord des routes, à toute heure de la journée, cuisent de tendres et délicieuses pièces de viande ou même des chevreaux entiers, coupés en deux et livrés à la braise (asado). Souvent, folklore oblige, l'asador est habillé de façon traditionnelle. Toujours, il porte à la ceinture un couteau dans son étui d'argent. Il n'est pas rare non plus, à l'occasion d'un asado familial, de voir les convives arriver et, de leur ceinture, extraire une lame d'une vingtaine de centimètre de long. Ici, l'homme (avec un h minuscule) se doit de porter le couteau et face au fil aiguisé des lames, c'est une coutume qui ne se discute pas ! Le maté est également devenu un monument national, un symbole de convivialité et de partage. Sur les bords de routes, au milieu des ronds-points (oui oui !), dans les parcs, enfin partout où vous trouverez un carré d'herbe, vous pourrez rencontrer, plantée là si j'ose dire, une famille argentine équipée de ses chaises de camping en train de déguster le maté en laissant s'écouler les minutes et les heures. Partout, dans les voitures, sur les bancs publics, sous les arrêts de bus, devant les bâtiments administratifs, dans les bureaux, vous rencontrerez le thermos d'eau chaude et le petit équipement composé d'une calebasse et d'une paille métallique. Et à côté, invariablement, un argentin !

Si nos papilles sont redevables aux gauchos pour leur héritage, ils n'en sont pas moins d'intéressants piliers de l'identité argentine. Une identité parfois floue, difficile et mouvante. La question de savoir qui ils sont et d'où ils viennent, les argentins y répondent par de passionnantes histoires généalogiques où se mêlent l'immigration d'Italie, d'Espagne ou des pays de l'Est avec une profonde attache à l'esprit d'entreprise et la liberté, héritage des gauchos et fondement du nouveau monde.

Je crois que si j'étais argentin, paysan ou citadin, sédentaire comme tout un chacun, je garderais l'image du gaucho comme celle du nomade, du métis, de celui qui a choisi de vivre sur les chemins, porté par les vents. Mon âme de voyageur et de rêveur a une tendresse particulière pour ce genre de personnage qui incarne la possibilité de vivre autrement.


San Rafael, Mendoza, avril 2003

Jérome Bar



Au service de la photographie depuis 2001