Ce jour-là : Willy Ronis

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"Mon autoportrait, ce sont mes photographies"

La pluie vient de cesser. On doit venir me chercher, devant la librairie. J'y suis resté moins que prévu. Alors, appuyé à une rambarde, dans l'air humide et glacé, j'attends. Au rayon photographie, j'ai trouvé les grands classiques du moment, des choses sur l'Amérique et les navets commerciaux de rigueur. Peu enthousiasmé, je me suis accroupi pour fureter du côté des petis livres, mal placés là-dessous. Là, une perle: "Ce jour-là", signé Willy Ronis. Format poche, collection Folio. L'ouvrage était déjà paru en 2006 au Mercure de France. Pas une "actu". L'actu, c'est que Willy Ronis a définitivement mis le cache à ses objectifs le 11 septembre dernier. Je l'ai saisi, ce petit opus, pour l'éprouver du bout des yeux, pour le sentir battre dans mes mains. C'est ainsi que je fais mes choix, il faut que le livre batte, comme un coeur. Me voici donc dehors, dans le gris crasseux et froid de novembre, appuyé à une rambarde. J'attends. Je ressors l'ouvrage minuscule de son emballage et je l'ouvre.

"Dès que je vois ça, je sens quelque chose de confus en moi, je prends mon appareil. Une force intérieure me dictait de saisir ce moment."

Inscrit dans la haute tradition des observateurs du réel, Ronis ne se contente pas de le photographier. Il le transcende, lui fait cracher ses vérités cachées. Ses poèmes enfouis sous le visible. S'il était passé près de moi ce jour-là, il aurait peut-être remarqué ce type en imperméable lisant son petit livre et prenant des notes à l'intérieur de la couverture, comme ça, vite fait, pour ne pas oublier les premières sensations. Il aurait sorti son appareil photo, sans que je remarque rien, et cueilli l'instant. Et puis, plus tard, à la fin de sa vie, Ronis aurait écrit, en regardant la photographie: "Ce jour-là, je marchais du côté de la place Saint-André, à Bayonne, quand j'ai remarqué un homme en imperméable, coiffé d'un grouse hat, qui lisait mon dernier livre, appuyé à une rambarde devant la librairie. Je ne savais rien de ce lecteur, mais le ciel sombre d'où tombait depuis trois jours des averses venait d'avoir la bonne idée de s'assécher et de laisser filtrer un beau rayon de lumière sur les épaules de cet inconnu, comme pour lui faciliter la lecture. Alors comme ça, de chic, je l'ai photographié. Il avait l'air d'attendre quelqu'un, et avait acheté mon livre par hasard, pour patienter. C'est l'histoire que je me suis racontée en prenant cette photographie, l'histoire d'une attente frileuse que j'aidais involontairement à supporter..."

Si la photographie se passe de mots, Willy Ronis nous force à constater que lorsqu'elle s'en accompagne, une délicate lumière, invisible jusque-là, se met à l'éclairer. Certes, le photographe nous dit qu'il se souvient de chacune de ses photographies, et que les revoyant bien des années plus tard, il en retrouve l'émotion première et les circonstances exactes. Il serait dommage de le croire et de s'en tenir là. Willy Ronis réinvente ses images, leur prête un autre souffle en livrant quelques secrets invérifiables, sauf cette justesse avec laquelle ils nous atteignent. Lui qui dit n'être pas un romancier, lui qui s'avoue incapable d'inventer autre chose que la réalité, il défie quelque angoisse de créateur à vif, embarquant son lecteur-regardeur dans de bien belles histoires, dont certaines revêtent tous les atours du conte. On l'envie, au détour d'un paragraphe, d'être en prise aussi serrée avec les émotions du monde qui l'entoure. Lorsqu'il nous confie qu'il doit tout au hasard, on ne le croit pas davantage. Il accueille la réalité avec une générosité qui, au creux des sels argentiques, la transfigure et l'élève, transfigurant et élevant dans le même temps notre regard. Le hasard, alors, n'a plus qu'à jouer son rôle de partenaire privilégié. Les images prises au fil du XXème siècle en scandent le cours, tout en nous livrant avec pudeur quelques lignes émouvantes de la vie intime de l'artiste. Sa femme, son fils, ses voyages. Les textes, je serais tenté d'écrire "la voix" de l'artiste, nous donne à entrevoir l'émouvant filigrane de son oeuvre.

"Très souvent, je fais des photos en hauteur, parce que cela permet de voir tant de choses au même moment."

Deux petits coups de klaxon m'apostrophent, je reviens sur Terre. L'air froid s'infiltre de nouveau dans le col de mon imperméable, et je glisse le petit livre dans ma poche avant de quitter les lieux. A la nuit tombée, sur l'oreiller, je le rouvre pour ne plus le lâcher. Chaque image, chaque texte est différent, tout en tournant, pour mieux l'approcher, autour d'une seule idée: l'intuition du photographe. Cette acuité particulière au monde, cette façon d'être à la fois au coeur des choses et dans leurs coulisses. Willy Ronis raconte ses photographies, et davantage que cela, il parle de sa photographie. Il détaille généreusement ce que furent son désir, sa faiblesse et sa force, son regard au seuil de l'instant photographique. Souvent, il ne sait pas pourquoi il sort son appareil photo, c'est dans l'action qu'il comprend son geste, comme si l'image se composait irrémédiablement, après qu'il en eût perçu les signes annonciateurs. L'intuition, le flair, voilà ce qui nous épate. Souvent, il se juche sur un tabouret, une table, pour photographier en plongée. Curieusement, c'est la scène qui s'élève, s'allège et révèle sa polyphonie. Fils de musicienne, il aurait aimé être compositeur. Il le fut, sous nos yeux, il le reste. Lorsqu'il compare ses photographies à des partitions, il en propose une lecture tout d'abord verticale qui en révèle à la fois la cohérence, la densité – qu'on pourrait nommer harmonie – et puis horizontale, selon les divers fils mélodiques qui la composent. Le contrepoint. Une, deux, trois histoires se mêlent dans le rectancle de l'image, et souvent les éléments – véhicules, personnages... - coupés par le cadre suggèrent des aventures hors champ.

"J'aime saisir ces brefs moments de hasard, où j'ai l'impression qu'il se passe quelque chose."

Lorsque je referme le livre et que j'éteins la lumière, les images persistent sur ma rétine. "Le fil cassé", qui montre une tisseuse agenouillée telle une harpiste devant son métier, dont la silhouette semble aussi délicate et fragile que le brin qu'elle renoue, celui de son destin, peut-être. Ces danseurs qui nous feraient croire que la France de l'après-guerre était insouciante. Et toute cette jeunesse, cette joie qui éclate devant le caveau de la Huchette, au marché de Thessalonique ou rue des Canettes. On dit de Willy Ronis qu'il était un homme délicieux... à regarder ses photographies, ce serait aller trop vite que de le classer parmi les gentils, les inoffensifs. Sa compassion est implacable. Qui oubliera le visage ravagé de ce mineur silicosé de quarante-sept ans, trop jeune vieillard guettant la venue de la mort, derrière sa fenêtre? On comprend que si l'artiste aime nous montrer les tourbillons de la liesse, c'est davantage pour dire son désir de voir l'humanité valser, que pour sa conviction qu'elle valse. Sur les pistes de bal plane l'ombre d'un oiseau noir. Toujours il nous rappelle à l'ordre en pointant ses lentilles de façon à révéler la gravité sous le réel. Terrible image que ce "Noël 1954, La bicyclette", qui montre un père chichement vêtu, tenant sa fillette par la main, comme prostré devant un étalage de bicyclettes un peu avant Noël. Près de là, une bourgeoise a déjà fait son choix, tandis que la fillette sourit tendrement, les yeux sur un modèle dont elle devra se contenter de rêver. Ce sera ça, son cadeau de Noël, le rêve de cette bicyclette-là. L'oeil de Willy Ronis conjugue charité et révolte, poésie et politique. Charité qui tente de sauver quelque chose de ce pauvre homme par la force de l'image, le témoignage, comme si Ronis lui venait en aide, à sa façon discrète. Révolte parce que cette impuissance de père lui est intolérable, et nous devient intolérable, par la force de la photographie. Cela ne le sauvera pas, cela ne lui donnera pas les moyens d'acheter un bicyclette à son enfant, mais son pudique désarroi se perpétue d'âme en âme, désormais, changé en émotion chez tous ceux qui regardent la scène. Dans ses images, dans ses textes, Willy Ronis milite avec pudeur.

"Ma vie a été pavée de déceptions, et aussi d'immenses joies. Je voudraient ne retenir que ces moments de joie, qui consolent de tous les autres."

Au détour d'une page, le poème soudain devient déchirant. Son épouse Marie-Anne, peintre et confidente dont il parle souvent, la voici minuscule, assise sur un banc, dans un décor somptueux, immense, de feuilles mortes. Elle est là, on la distingue à peine, feuille parmi les feuilles. Je ressens, j'entends les craquement du coeur de l'homme, le mari, le compagnon de voyage, le photographe lorsqu'il prémédite cette image, quelques mois plus tôt. Il lui fallait les arbres nus, la nostalgie, le drame insigne de l'automne pour photographier son épouse dont l'esprit s'abîmait inexorablement dans l'oubli. Il ne nous laissera pas là. Plus tard, presque à la fin du livre, Marie-Anne est de nouveau à nous, pleine de vie, jouant aux boules de neige avec son fils, Vincent. Le petit livre, d'ailleurs, s'achève sur les enfants. Le très fameux "Petit Parisien" de 1952, qui court avec sa baguette de pain, au matin éternel du monde. Et à la coda, sans texte d'accompagnement (comme on dirait "musique d'accompagnement"), "L'école" de 1948. Une institutrice guide une file d'enfant, en arrière-plan d'un alignement de jeunes plantes dans des pots, au rebord de la fenêtre d'où on l'observe, par-dessus l'épaule du photographe. Véritable déclaration d'espérance en l'avenir.

"Mais là, j'avoue, je me suis raconté une histoire. Je me suis dit: "

Pour finir, je voudrais me prêter au jeu auquel Willy Ronis lui-même invite son lecteur. Page 174 et 175, une photographie sans texte:"Nanterre, 1958". Je ne sais rien de cette image et les mots absents me manquent maintenant. Alors laisse-moi imaginer, au risque de me tromper, l'instant où l'oeil du photographe s'est placé dans le viseur. "Ce jour-là, il s'est accoudé au parapet d'un pont d'où l'on apercevait, au premier plan à droite, les baraques de guingois d'un bidonville où vivaient les immigrés algériens. Un homme était là, devant les maisons, mains dans les poches, vêtu d'un pantalon noir et d'une chemise blanche. Willy imaginait que cet individu venait de sortir de chez lui, et qu'il allait chercher du travail. La journée serait dure. Avec son chien, assis non loin de lui, ils rêvassaient en regardant le fossé où traînait un objet bizarre, une sorte de rebut. On aurait dit qu'il cherchait son souffle. Plus loin, séparant l'espace en diagonale, le canal traînait ses eaux mortes, séparant ce village branlant d'une zone industrielle: des dizaines de citernes, d'énormes réservoirs érigés, qui écrasaient l'horizon. Cet homme irait sans doute à pied, en essayant de préserver ses chaussures de la boue du chemin, jusqu'au pont où se trouvait le photographe, qui franchissait le cours d'eau pour rejoindre le monde nouveau, industriel, inquiétant et hideux, unique espoir d'aller de l'avant. Tout au fond, à droite, les brumes dissimulaient de grands bâtiments, des entrepôts où, pourquoi pas, les premiers HLM, l'embryon des cités où les familles des baraquements s'en iraient bientôt demeurer... ou bien, c'était dimanche, jour de relâche à l'usine, et ce type s'apprêtait à aller jouer aux cartes dans un café..." On pourrait continuer longtemps, s'accrocher à tous les détails, explorer l'intimité de la composition, pour raconter, raconter encore des histoires à la façon de Willy Ronis. Car ses images instantanées, dès lors qu'on écoute la voix de leur créateur, s'ouvrent davantage à nos yeux et nos coeurs. Inépuisables.

Références de l'ouvrage :

Ce jour-là
Willy Ronis

Poche: 191 pages
Editeur : Editions Gallimard (23 octobre 2008)
Collection : Folio
ISBN-10: 2070358623
ISBN-13: 978-2070358625
Prix : 6.18 euros

Remy Pilliard Pour en savoir plus sur l'auteur de cette rubrique
Chronique par Olivier Deck
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