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Portraits d’en France

Par : Xavier Braeckman

20.03.00

Voilà trois jours maintenant que j’ai quitté le Monténégro. Je n’ai toujours pas dormi. Le passeur nous a distribué il y a des heures de cela (15 heures, 20 heures, je ne sais pas) deux morceaux de pains et un bout de fromage chacun. J’ai faim. J’économise pourtant le dernier bout de pain qu’il me reste encore, de peur que l’attente se prolonge encore.

Le manque de place m’empêche de trouver une position confortable où je puisse étirer mes jambes et trouver un reposoir pour ma tête. Je reste donc des heures entières, immobile, les jambes repliées sur le torse, les bras enserrant les genoux, ma tête au-dessus, sautillant à chaque soubresaut du camion.
Cette position a fini de paralyser mes membres inférieurs, et c’est quasiment mieux ainsi, je n’ai plus à m’en occuper. Sauf lorsque, pour une raison ou pour une autre, je suis obligé de les déplacer. A ce moment là, une cohorte de fourmis me pénètre les chairs et remonte du bout des pieds vers les hanches en une vague de douleur brûlante où chaque mouvement, chaque contact démultiplie ce torrent qui inonde mes jambes.
Mais cela n’est rien.

Le pire c’est la peur.

La peur de sentir le camion s’arrêter, de voir les portes s’ouvrir et distinguer, dans l’éclat aveuglant de la lumière du jour des hommes en uniforme qui entrent et me saisissent de force hors du camion. Des hommes armés qui mettent fin à mes rêves, qui décident, encore une fois, de ce que doit être mon destin et choisissent quel doit être mon chemin.
C’est cette peur vissée au fond de mes entrailles qui m’empêche de dormir et me raccroche sans trêve à la moindre ondulation du moteur, à chaque changement de vitesse du camion.
C’est cette peur que je lis en miroir dans les yeux des hommes et des femmes qui m’entourent à chaque fois que nous nous sommes arrêtés. Une peur panique, irréfléchie, animale : pourquoi s’arrête-t-on ? Que se passe-t-il ? Et surtout que faire ? Car la vraie panique qui suinte de chacun de nous naît de cette impuissance à agir, à pouvoir prendre en main son destin face à des évènements qui nous dépassent.
Nous sommes cinq dans ce camion. Deux hommes, deux femmes et moi. Et voilà trois jours que nous sommes enfermés, là, les uns sur les autres, cachés dans un réduit aménagé par des plaques de contre-plaqué au fond d’une remorque. Nous sommes cinq entassés dans cinq mètres carrés à lutter contre le froid, la faim, la soif. Et à lutter, seuls, contre nous-mêmes, chacun de nous rencogné au fin fond de sa propre histoire, de son propre tourment, de ses peurs les plus profondes. Les images d’un passé encore brûlant permettent seules d’éclairer le noir du vide qui nous entoure. Des images de guerre, des images de haine, de mort, de souffrance, de ville rasée, d’armes crachant du feu, voilà les dernières images que je laisse derrière moi. Voilà là où je laisse mon pays, ma famille.

Je viens du Kosovo, à la hauteur de la frontière serbe, à quelques kilomètres de Sebrenica. Je n’ai jamais fait de politique, je n’ai jamais milité, distribué de tracts, pris parti…rien. Je n’ai pas milité auprès de l’UCK, je n’ai pas collaboré avec les Serbes. Non. Rien de tout ça. Je fais simplement partie d’une petite frange de la population dans un pays devenu fou. Je suis une «minorité ethnique ».
Je suis Albanais. La majorité de mes voisins sont Serbes. Nous sommes tous chez nous.

Maintenant, ils m’ont chassé, moi et ont disséminé dans ce qui a été reconnu comme une épuration ethnique tous les membres de ma famille, de mon peuple, accessoirement.
Ils ont commencé par me chasser de l’école pour m’envoyer à la maison.
Ensuite ils nous ont pris notre travail pour donner nos biens à des gens avides et haineux. Quand ils ont eu fini de tout nous prendre, nous avons dû nous révolter pour survivre.
Ils nous ont alors battus pour que l’on sache qu’ils étaient les plus forts.
Quand ils ont vu à quel point ils étaient forts ils ont voulu nous chasser.
Ils se sont alors rendus compte qu’il était encore plus facile de nous tuer.

Mes paupières épuisées par ces journées de fuite, de faim et d’angoisse se posent malgré moi sur mes yeux. Je m’endors.


La neige tombe depuis une heure en un fin rideau blanc. Elle recouvre déjà tout le paysage d’une fine pellicule de froid qui n’arrive pas à cacher quelques brins épars, rongés par le froid.
Une file d’hommes, de femmes, de vieillard, d’enfants processionnent en silence dans ce paysage de mort.
Les femmes sont en noir, en signe de deuil. Elles portent toutes un foulard sur les cheveux. Elles ont un visage de désespoir, marqué par l’horreur, la souffrance et la mort. Leurs traits sont usés, leurs yeux crient le supplice du silence.

Les hommes ont un visage de désespoir, marqué par l’horreur, la souffrance et la mort.

Les vieillards se traînent, agonisent. Dans leur chute, ils aperçoivent un village, au loin, sur une colline.
Il brûle. D’énormes volutes de fumée déciment les ruines de leurs bonheurs passés. Eparpillant sur la neige une traînée âcre, détritus de massacre tiède, fétide.

Je suis avec eux. Nous sommes tous seuls.
C’est mon village que l’on aperçoit au loin, je ne suis qu’au début de ma fuite. Je fuis la mort. L’enfer. L’enfer décidé, organisé par l’Autre, le voisin, si calme, à qui l’on disait bonjour, et qui viole, tue, extermine, avec toux ceux de sa race. Sans raison, parce qu’on lui a donné le pouvoir de le faire, parce qu’on leur a dit de le faire.

Et puis soudain, dans cette marée humaine surgit l’horreur, à nouveau.
Une colonie armée fait irruption, des soldats isolés, armés, transformés par le goût du sang. Ils tirent au hasard, sur la foule, en hurlant. Les balles déchirent une travée de cadavres dans laquelle s’engouffrent ces hommes.
Ils tirent, ils bavent, ils tuent, ils blessent.
Ils sont les pourfendeurs de la race supérieure.
Ils déchiquettent des hommes, des femmes, des vieillards. Des lambeaux de chairs leur font procession.
Je vois tout cela, je dois fuir, encore, pour ne pas mourir.
Ces hommes se rapprochent.
Un homme, une femme, un petit enfant terrorisés, hébétés, abattus les empêchent de passer.
Ils se rapprochent encore.
Toujours plus près.

Le premier soldat de cette colonie de la mort s’attaque à l’enfant.
Je vois l’enfant.
La tête retenue encore.
Je vois le sang.
Je vois les yeux.
Les yeux de la mère. Qui le regarde.
Je vois l’enfant.
Je vois les yeux.

Indéfiniment, je vois les yeux.
Je me réveille en sursaut, en sueur, en larmes. J’ai crié dans mon sommeil, ma voisine m’a réveillé d’un brutal coup de coude : nous avons interdiction de faire le moindre bruit. Ils me regardent tous avec un mélange de peur et de colère. Nul ne dit un mot. Je balbutie quelques mots d’excuse.
Et puis je me tais.

Je me tais car lorsqu’on fuit, on n'a pas le droit à la parole. Il faut se taire, baisser la tête, et espérer.
Espérer que l’on arrivera là où l’on ne sera plus obligé de fuir, espérer que cette fuite éperdue, sans but, trouvera ailleurs la raison de sa course. Car dans la fuite, il n’y a pas de but. Il n’y a que la peur.

Mais moi, je sais. Je sais qu’au bout de la fuite, il y a l’espoir.
Je sais que je fuis pour un ailleurs où je serai libre et respecté. Je ne sais toujours pas où l’on nous mène, bétail humain, en transhumance vers l’espoir, mais je sais que là-bas la valeur de chacun n’est pas déterminée par avance selon son origine, son sang, sa race.
Je sais que dans ce pays, je me construirai un avenir, une vie digne et humaine.
Je sais surtout que je ne ferai jamais marche arrière. Je ne retournerai plus jamais sur cette terre de misère et de sang.

J’ai vingt ans.
Quand les portes du camion s’ouvriront, je repartirai à zéro, sans famille, sans ami, sans pays. Je n’aurai pour seul compagnon que cette envie de réussir et de me battre.

Et je réussirai. Quel que soit le prix à payer, quels que soient les embûches qui se dresseront devant mon chemin,
Je réussirai.


15.07.01

Elle était arrivée en France par bateau. Dehors, une pluie fine transperçait l’air et glaçait les os. Le ciel était gris, les murs étaient gris eux aussi, et sales. De drôles d’écritures étaient peintes partout sur les façades des immeubles. Elle ne savait ni lire, ni écrire. Ce n’était pas nécessaire pour elle. C’est en tout cas ce qu’on lui avait dit. La mer était grise. Elle aussi.
De ce premier jour, il lui restera toujours imprimé cette sensation oppressante d’un monde sans couleur et froid.

Un monde surpeuplé. Aussi.
Sur le débarcadère, bousculée, piétinée, repoussée, elle s’était assise et avait attendu que son cœur cesse de hurler dans sa poitrine et que sa tête reprenne le contrôle de ses pensées.
Elle avait attendu toute une journée. Assise là, sur une valise décousue, elle avait attendu de savoir quoi faire. Et puis, tout à coup, elle s’était levée et elle avait marché. Droit devant elle, les jambes douloureuses et les bras raides le long du corps.

Elle ne savait toujours pas quoi faire.
C’était en janvier. A Marseille.

Un homme, plus tard, lui a dit que c’était eux, les Maghrébins, qu’on appelait les gris, en France. Ça l’a beaucoup fait rire. Quand elle a demandé pourquoi on les appelait comme ça, personne n’a su lui répondre. Et elle a compris aussi que ce n’était pas drôle.

Un grand soleil rouge éclate maintenant sur un ciel d’azur, les arbres le long des avenues resplendissent de verdure. Une douce chaleur de fin d’après-midi semble apaiser la fureur de la ville. L’été est à son zénith, c’est le temps des fêtes, fête nationale, festival, séjour à la mer ou à la montagne…
Elle, elle est assise sur une de ces chaises plastiques attachées entre elles par des barres de fer dans un couloir de la Préfecture. Bureau des étrangers, service des demandes d’asile. Le bureau est situé sur une des ailes adjacentes du bâtiment principal. Premier étage.
Elle attend.
Elle a dans les mains son récépissé d’attestation de dépôt de demande d’asile territorial et son passeport au visa Schengen périmé depuis 16 mois maintenant.

Elle attend depuis six heures. Il ne reste plus que trois personnes devant. Et après, c’est à elle. Elle lance un regard alentour.
Il y a là des dizaines de nationalités, autant de langues, de cultures, de nuances de peau. Elle se dit que tous ces gens venus d’horizon si différents réunis en un même endroit, ça devrait faire une sacrée fête normalement. Ou alors, pourquoi venir d’aussi loin ? Elle ne voit que des visages fermés, des yeux cernés. Elle ne voit que de la fatigue et de la douleur. Elle se voit elle, finalement, de l’intérieur, reproduite en des dizaines d’exemplaires, de nationalités, de langues, de cultures, de nuances de peau.

Une femme sort du guichet et annonce que la Préfecture va fermer ses portes, qu’elle est obligée de demander aux personnes encore présentes de revenir demain. Elle est navrée. Ça a l’air sincère. Elle essaie d’adresser à chacun un sourire poli. Mais il y a trop de têtes, trop de regards à soutenir avec pour seul argument un sourire gêné aux lèvres. Alors elle retourne derrière son guichet.
La tâche est trop vaste. Elle s’en excuse vaguement avant de réintégrer son côté du guichet.

Il n’y a eu aucune réaction dans la salle d’attente, aucun mouvement de colère, de déception ni même de frustration. Une immense résignation fait se mouvoir en silence les hommes et les femmes qui composent cette troupe bigarrée. Les discussions reprennent là où elles s’étaient arrêtées, on reviendra demain. Peut-être un peu plus tôt.
Elle sort. Son récépissé d’attestation de dépôt entre les mains. Il est entouré d’une protection plastique qu’elle lisse délicatement du bout des doigts. Il est valable trois mois. Le mois dernier, il n’a été valable qu’un mois. Elle n’a jamais su pourquoi. Elle n’a pas pu dormir pendant une semaine tellement la peur lui tordait le ventre.
Elle aimerait tellement qu’il lui donne un récépissé valable trois mois, comme ça, elle pourrait au moins profiter un peu de l’été, du soleil. Et pourquoi pas …
Non, ça, ce n’est pas possible. Pas de projet, pas d’espoir.

Et puis avec quel argent, hein ?

Elle est revenue le lendemain, à la première heure. Une longue procession de visages impavides surmontant des corps fatigués attend devant elle. Il y a là trois, quatre heures de queue.
Les portes de la préfecture s’ouvrent. Elle finit par entrer.
Il n’y a plus aucune place assise. Elle attendra debout.

Cela fait dix neuf mois qu’elle attend. Non, cela fait exactement…
Non, il ne faut pas compter. Ni les jours, ni les heures. Rien. Ne pas regarder ni en avant, ni en arrière. Il ne reste plus qu’à attendre.
Perdue.
Perdue au milieu des foules, perdue au milieu des labyrinthes de bureaux, de services, de sigles, de lettres, de mots, de lois, d’interdits.
Des interdits, voilà tout ce qu’on lui offre. Voilà tout ce qu’on lui jette à la gueule.
Interdit de rester sur le territoire national, interdit de travailler, interdit de s’assumer en tant qu’être humain.
Il lui fallait vivre des restes d’un monde trop riche. C’était là son seul droit, son obligation. Son destin.

Elle était devenue l’objet anonyme de lois absurdes qui tiraient leurs forces de la puissance d’un Etat tout puissant qui pérorait, pourtant, comme un coq dans la basse-cour des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Elle ne devait pas mériter la majuscule. Ses yeux tombèrent sur ses mains. Elle fit machinalement un signe qui représentait pourtant tant d’espoir à ceux qui, la tête levée, le brandissait avec arrogance à la face du monde.
Elle fit un V.

Puis, doucement, elle coinça ses deux doigts sous son nez et ferma les yeux. Condamnés, hermétiquement clos derrière cette barrière, elle tenta alors de faire abstraction du monde, de s’oublier. Elle voulut simplement s’extraire, se fermer au monde, au temps, aux hommes. Derrière ce bandeau, elle recherchait ce qu’elle était, ce qu’elle avait été, peut-être.
Ce V qui lui barrait le visage était devenu son sigle. Sa marque au fer rouge.
Victime.
Victime là-bas, victime ici. Victime, victime, victime. Avec une majuscule, une énorme, une immense majuscule.
Elle poussa un râle distordant.
Personne ne la regarda. Et pourtant, elle était revenue au monde. Sa fuite, encore une fois désespérée, encore une fois vaine avait échoué.
Son tour arriva.

Elle sortit son récépissé d’attestation de dépôt de demande d’asile territorial de son sac. Sa main trouva instinctivement le précieux document. Elle sentit la douce texture du plastique qui entourait le carton. Epais, bleu pâle, avec sa photo sur le coin en haut à droite.
Elle regarda la date inscrite en bas, à droite. Elle annonçait la date du lendemain. Elle arrangea soigneusement le plastique, le lissa, le caressa d’un geste lent et machinal.
Elle le tendit sans un mot à une dame d’un certain âge, encore jolie, lui semblait-il (si l’on est capable de juger du physique d’une personne habitant un monde à de tels confins de sa propre vie).
Elle vit le document disparaître dans les méandres du Château. Son cœur se serra en voyant disparaître le seul objet la rattachant encore à un passé, à une origine, à une identité. C’était là la seule preuve qui lui restait. Tant qu’il serait là, elle saurait qu’elle existait. Elle pourrait se le prouver, elle verrait son visage, un nom définissant ce visage. Elle verrait une date raccrochant ce visage et ce nom au monde. Maintenant qu’il était en possession d’autres mains, elle n’était plus rien, plus rien du tout.
Elle attendit.
Une autre dame se rapprocha enfin du guichet, elle était plus jeune. Son visage grave contrastait avec sa tenue vestimentaire gaie et colorée. Elle tenait dans sa main une grande feuille blanche où s’étalait le bandeau tricolore de leur République.
La jolie dame ne la regarda qu’un seul instant, puis, abaissant les yeux au sol, lui tendit ce document, rayé de bleu, de blanc, et de rouge.
Elle scruta longuement le document, cherchant à deviner par une quelconque magie le sens de ce document. Elle ne comprit pas les signes inscrits sur le papier, mais elle reconnut les signes envoyés par le corps de cette jolie jeune femme. Des signes de regret, de tristesse, de compassion. Son regard brillait de cette dernière lueur qu’il reste aux jeunes veuves dans son pays pour les accompagner aux portes de l’enfer qui les attend. La jolie dame lui expliqua que le document rayé l’informait qu’au delà d’un délai maximum de sept jours elle serait devenue une criminelle au regard de la loi, une illégale sans droit, sans identité, sans devenir. Il fallait partir, maintenant. Il n’y avait plus aucun espoir. C’était devenu officiel. Il allait falloir user de force pour qu’elle comprenne sa place dans ce monde puisqu’elle ne s’était pas résignée d’elle-même au sort qui était le sien.
Elle avait retenu le nom inscrit sur le document dans ce langage aux signes si complexes : arrêté de reconduite à la frontière. Ces trois mots signifiaient qu’ils allaient venir dans leurs uniformes verts, qu’ils allaient l’arrêter, la menotter, puis l’enfermer dans une cellule surpeuplée pour un temps indéfini jusqu’à ce qu’un avion puisse faire son devoir et la ramène dans son pays.
La jolie jeune femme lui expliqua cela très lentement, articulant doucement dans cette langue qu’elle avait réussie à apprendre malgré l’isolement, malgré la peur, malgré une éducation faite de devoir et de cris du monde des hommes.
Elle lui avait souri puis avait détourné les yeux quand elle avait rencontré son regard.

Il fallait partir maintenant. Voilà ce que la jolie jeune femme lui avait adressé dans son sourire. Il n’y avait plus rien d’autre à faire.

18.10.02

Tu n’es qu’un nègre, voilà tout ce que tu es.
Un sale nègre.
Un moins que rien, une bête dégrossie. Pire que tout, ta négritude te précède, ton corps pue une odeur qui n’est pas la leur. Tu es noir et ta peau est de la couleur du mal, et tes cheveux sont pires que le crin du phacochère. Non décidément ta place n’est pas dans ce monde, pour qui te prends-tu pour vouloir vivre parmi ces hommes, dans ce monde qu’ils ont taillé, aseptisé, structuré ? Ils vont t’apprendre, eux, à trouver ta juste place dans leur monde.
Un monde tellement propre, riche, tellement organisé, convoité, défendu.

Et toi, impudent, tu y veux une place, toi, le nègre, le sauvage ?
Non, ta place est celle des rebuts, des paumés, des rejetés. Regarde, profite avec tes yeux de ce que tu n’auras jamais. Admire les dorures et les strass du théâtre de la civilisation qui se joue devant tes yeux, mais jamais, tu m’entends, jamais, tu ne sauras être un acteur de ce chef d’œuvre.

Regarde plutôt, Mamadou, comme ils te traitent, vois comme ils rient de toi, de ton nom, (mamadou, vraiment, est-ce seulement un nom ? Non, c’est une farce, c’est une plaisanterie, un bon mot qu’ils te jettent pour te désigner), vois comme ils rient de ton peuple, de ton histoire, de ta souffrance.

Vois à quel point ils t’ont humilié, menti, jugé et condamné. Regarde quelle est la place qu’ils te réservent dans leur monde civilisé. Ils cachent ton immonde négritude à leurs prunelles fragiles.

Combien de temps as-tu crû à leurs mensonges, à leurs promesses, à leurs images de conte, à ces mots qui sortaient onctueusement de leurs petites bouches rosées ? Combien d’hommes ont-ils abusés comme ils l’ont fait avec toi ? Depuis combien de temps ?

Ils t’ont menti, oui, quand, là-bas aux pays de l’enfance, ils t’ont farci la tête de ces idéaux magnifiques : la liberté, l’égalité, la fraternité. Avec ces trois mots, tu pouvais changer le monde, voilà ce qu’ils t’ont dit. Avec ces trois mots, tu arrêterais les cris de famine, les hurlements du guerrier, les pleurs de la mère endeuillée ou du fils affamé.
Ils t’ont menti quand ils t’ont dit qu’il te suffisait de te battre avec les armes de la bouche pour que les mots deviennent réalité.
Ils ont bafoué ta confiance aveugle quand ils ont dit qu’ils t’aideraient du poids de leur richesse pour te permettre de diffuser ces mots à ceux de ton peuple loin de leur savoir.
Ils t’ont trahi quand ils t’ont promis de te défendre et de te protéger si tu échouais à ce noble combat et que tu viendrais à eux, guerrier blessé et fourbu déposer les armes au pied de leur forteresse.

Quand tu es venu à eux et que tu leur as crié asile, ils t’ont regardé du haut de leurs persiennes et t’ont demandé «des preuves irréfutables » du combat que tu avais mené pour la liberté.
Tu as attendu des mois et des années qu’ils daignent pencher leur regard omniscient et omnipotent sur ta faible carcasse. Alors une fois qu’ils t’avaient écrasé du poids de leur mépris, ils t’ont demandé de prouver ta bonne foi, malgré les apparences suspectes de ta condition et de ta race. Ils t’ont jugé coupable avant même de t’entendre. Coupable de vouloir vivre dans leur Eden aux fruits d’or et d’argent sans avoir été le valeureux combattant que tu prétends être.
Félon
Menteur
Profiteur
Comme si la misère que tu as vécue durant la longue attente qu’ils t’ont fait subir n’était pas une preuve en soi ? Toi qui étais un notable respecté et fortuné vois ce que tu es devenu, cette ombre d’humanité, sans argent, sans droit au travail, sans logement, écrasé par le regard d’indifférence et de mépris.
Alors tu leur as montré, à tes juges, à quel point tu ne pouvais mentir, à quel point ton combat avait été inscrit dans ton corps et dans ton âme.
Tu as retiré ta chemise et tu leur as montré les marques des tortures que t’avaient infligé les adversaires à notre cause, pensais-tu encore. Ils se sont penchés sur toi et ont constaté, ils ont vu de leurs yeux quel valeureux combattant tu étais. Ils ont alors inspecté et étudié tes blessures.
Puis t’ont refusé le droit d’être reconnu combattant des libertés car ils n’avaient pas l’autorité médicale nécessaire pour juger de l’origine de tes blessures.

Tout cela n’était bien sûr que mensonges et tromperies, paroles de veule et de lâche.

Alors, après t’avoir blessé de leur indifférence pendant ces longs mois d’attente, quand tu as enfin pu voir dans les yeux les gardiens de ce temple sacré, ils t’ont trahi et t’ont traité de menteur. Toi qui n’as toujours cru qu’en la force de leurs mots. Ils t’ont rejeté malgré tout, malgré le sang versé, les hurlements de l’atroce qui résonnent encore dans ta mémoire. Car ils ne veulent pas de toi en ces lieux.
Tout simplement.

Mais ton combat est fini maintenant. Te voilà résigné. Ce que des armées entières n’avaient su vaincre, il n’a fallu que cette indifférente mascarade pour le plier et le ployer dans la fange de ton humiliation.

Tu es assis, maintenant, le corps recroquevillé contre la morsure du froid, à terre. Sans le toit que tu ne peux trouver car ils t’interdisent de gagner dignement ta vie, tu n’as pas le droit, pauvre nègre comploteur et envieux de voler le pain blanc de ces fainéants incapables.

Tu ne songes même plus à tendre ta main vers le vide. 



FIN

PHOTO : Antoine Agoudjian

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Chronique : par Xavier Braeckman
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Au service de la photographie depuis 2001