- Découvrez tous nos cours photo sur cours-photophiles.com et en vidéo sur notre chaine YouTube !

Le monde du bout... I

 

Le monde du bout du monde I

par Jérome Bar

En Patagonie

Après deux semaines passées à Buenos Aires, à parcourir la ville, ses manifestations et quelques uns de ces milliers de petits cafés et théâtres, Angeles et moi prenons la route, ou plus exactement le couloir aérien, de la Patagonie. Pour moi, c'est l'occasion de vivre un vieux rêve, de plonger dans ce " monde du bout du monde " découvert dans les bouquins de Sepulveda, de Bruce Chatwin ou de Francisco Coloanne. La plupart évoquent la Patagonie chilienne et la Terre de feu. Qu'importe. " Demandez aux phoques, aux cormorans ou aux pingouins des îles Pincton, Lenox et Nueva s'ils se sentent chiliens ou argentins. La souveraineté est un mouchoir inventé par les militaires pour essuyer leur morve " nous dit Sepulveda.

Après un stop plus au sud, à Ushuaïa, l'avion se pose sur la piste du tout nouvel aéroport de El Calafate, au pied de la Cordillère des Andes et du parc national Los glaciares. Par 51° sud, cette ville tranquille de 500 habitants installée sur les rives du Lago Argentino est devenue un centre touristique important. Au détour d'une rue, au hasard d'une conversation, nous trouvons une chambre dans la pension Familia Leiva, où Luisa nous accueille, dans sa cuisine, sans quitter des yeux le reality show de la télé.

De Calafate, l'excursion incontournable est le Perito Moreno (à 80 Km). Après avoir fait le tour des agences pour trouver un moyen de transport jusqu'au glacier en évitant les hordes touristiques, nous trouvons enfin un tour qui s'annonce " alternatif ". Nous n'aurons pas à le regretter. Alors que les cars de touristes s'élancent vers le glacier par la route asphaltée, nous empruntons l'ancienne route, en terre, par les crêtes. En route, Marcelo, notre guide, nous raconte son pays, sa Patagonie. Sur une butte qui domine la vallée, il nous explique la formation du paysage glacière, l'avancée des glaciers, les phénomènes climatiques, les inondations, la faune et la flore. Plus loin, il nous raconte les gens qui vivent dans ces grandes étendues quasiment inhabitées, ses origines écossaises (étonnamment, il roule des Rrr en anglais comme dans les lointaines Highlands !), l'introduction des moutons, de la voiture, de l'argent…

En l'écoutant, j'ai l'impression que Marcelo nous donne les clés de son pays, des éléments pour lire les paysages et les gens d'ici. Il ne s'arrête pas à une vision réduite, exotique et forcement idyllique de la réalité. Nous parlant des bouleversements provoqués par le tourisme de masse, il évoque de nouvelles musiques, de nouveaux livres, de nouvelles idées comme autant de bulles d'oxygène pour les gens d'ici mais aussi l'apparition de l'alcoolisme, l'injustice que représente la construction d'une galerie marchande de plus alors que les jeunes du village n'ont aucun lieu pour se réunir… Il nous permet de sortir la tête de cette " bulle " dans laquelle l'industrie touristique essaie de nous enfermer. Il fait de nous des touristes " alternatifs " pour ne pas dire intelligents. Plus loin et bien plus tard, nous rencontrerons les autres, ceux des tours conventionnels, condamnés à l'asphalte, aux cars surpeuplés et aux points de vue incontournables donc surpeuplés.

Quand à nous, nous abordons le glacier par sa face nord (et non par les passerelles principales). L'approche est longue, comme si le glacier se faisait attendre, qu'il faille le mériter. Au détour d'un bois, après une courte marche, apparaît le Perito Moreno d'un bleu profond. Devant nous se dresse une montagne de glace de 40 à 70 mètres de haut. Silencieusement, nous approchons du géant. De temps à autre, un grondement sourd se fait entendre, tout le monde s'arrête et scrute l'horizon. Le géant se fissure et parfois un bloc de glace se détache de la paroi pour plonger dans le lac formé au pied du glacier. Impressionnant !

De retour à Calafate, nous décidons de quitter le village pour un coin plus reculé, dans le parc des glaciers, à 220 Km de là : El Chalten. Du bus, à 90 Km du village, nous apercevons le mont Fitz Roy (3405m) qui se dresse au dessus de l'horizon. Nous ne le quitterons plus des yeux. Petit à petit, d'autres montagnes apparaissent au côté du Fitz Roy qui finissent par nous avaler lorsque nous entrons dans un village cerclé de glaciers et de pics. Les noms des montagnes nous sont familiers : Guillaumet, Mermoz, Saint Exupery et d'autres héros de l'aéropostale se partagent la toponymie locale avec les grands alpinistes qui ont vaincu tel ou tel sommet. A peine arrivé à El Chalten, nous chaussons nos chaussures de marche pour deux jours de randonnée. L'appel de la glace. Premier jour : marche d'approche, sept heures. Second jour : dix heures de marche dont quatre sur une mer de glace aux teintes bleutées, au pied du géant et élancé Fitz Roy.

Entre les deux journées, nous campons au pied du mont Torre. Nous profitons de la soirée, et du fait que sur 12 personnes, nous ne sommes que trois à comprendre l'espagnol, pour parler avec Jimmy (Martin de son vrai nom) et Cecilia de ces montagnes mythiques qui nous entourent. Jimmy habite toute l'année à El Chalten et j'en profite pour lui poser des questions sur un sujet qui me tient particulièrement à cœur : l'hiver patagon. Marcelo avait évoqué le temps du départ des touristes ; les longs hivers froids, venteux, silencieux et introspectifs ; les familles qui se retrouvent, les liens qui se resserrent entre les patagons. Jimmy nous raconte avec plaisir ces sorties en montagne avec les copains, la flemme et le repos hivernal, la neige partout, le jour qui se lève à 11 heures et se couche à 5. L'unique magasin ouvert l'hiver ne vend que quelques malheureux oignons, des pâtes et beaucoup d'alcool. Il est donc nécessaire, une fois par mois, de prendre la route, recouverte d'une épaisse couche de glace, jusqu'à Calafate pour faire quelques courses. Les hommes s'unissent pour entreprendre l'expédition … qui bien souvent se transforme en virée entre potes qui, faute de sous, rentrent avec la gueule de bois mais sans l'intégralité des vivres nécessaires!  Au retour du trek, le 31 décembre, nous retrouverons cette ambiance western ou baba-cool, selon les quartiers. A la recherche d'un lieu où finir la soirée et l'année, nous étions seuls dans les rues désertes. Seuls quelques chiens, quelques touristes isolés, de vieilles caisses rouillées et usées conduites par des autochtones partageaient notre errance. De temps à autre, je m'arrêtais, mettais mes mains en porte-voix pour hurler : " Oh, Oh y a quelqu'un ? ". Finalement, alors que la nuit était tombée et que les douze coups de minuit approchaient, nous avons trouvé le lieu où ils se cachaient tous : l'asador El Viejo. C'est face à un morceau de viande gigantesque et à une bouteille de vin de Mendoza, à la table d'un couple de mexicain que nous avons fini, et tellement bien commencé l'année!

Buenos Aires, 04 janvier 2003

Jérome Bar



Au service de la photographie depuis 2001